Lewis CARROLL – “Ma chère Mabel, Comme tu m’as intrigué”

Tu sais, tu avais un drôle de chapeau sur la tête, quelque chose comme un chapeau de garçon, aussi t’ai-je prise pour un garçon, mais pour une raison ou une autre je ne pouvais reconnaître en toi un des petits garçons (Willie et Ernest Nicholls) qui jouaient avec les Mac Donald. Si seulement ton visage avait été un peu plus long et pas tout à fait aussi rose, tu aurais été Ernest Nicholls.

Vendu

Charles Lutwidge DODGSON dit Lewis CARROLL (1832.1898)

Lettre autographe signée « Lewis Carroll » à Mabel Amy Burton.

Quatre pages in-12° à l’encre rose.

Eastbourne, le 12 août 1879.

 

Ma chère Mabel, Comme tu m’as intrigué l’autre jour à Langham Hall ! 

Extraordinaire lettre, emplie de non-sens et d’absurde typiquement carrolliens, à la jeune Mabel, sa nouvelle amie-enfant de 10 ans.

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« Ma chère Mabel, Comme tu m’as intrigué l’autre jour à Langham Hall ! Tu sais, tu avais un drôle de chapeau sur la tête, quelque chose comme un chapeau de garçon, aussi t’ai-je prise pour un garçon, mais pour une raison ou une autre je ne pouvais reconnaître en toi un des petits garçons (Willie et Ernest Nicholls) qui jouaient avec les Mac Donald. Si seulement ton visage avait été un peu plus long et pas tout à fait aussi rose, tu aurais été Ernest Nicholls. Tu l’as échappé belle. Je ne sais pas si tu aurais aimé cela, ni ta sœur, et votre mère aurait pu être réellement contrariée d’entendre ta sœur lui dire, en te ramenant à la maison : « je ne sais pas comment c’est arrivé, mais ce n’est plus Mabel, c’est un petit garçon et elle dit s’appeler Ernest Nicholls ; que diable allons-nous en faire ? » Et je pense qu’on ne voudrait plus de toi au collège. En somme, ç’aurait été très embarrassant si ton visage avait été un demi-pouce plus long ; je suis content qu’il ne le fût pas. Au demeurant, ce n’est pas le sujet de ma lettre. Ce que je veux te dire est simplement ceci  : Pourquoi ne viens-tu pas à Eastbourne ? As-tu une bonne raison de ne pas venir ? C’est si charmant ici. Et je te parlerais une fois par mois plus ou moins, en sorte que tu ne t’ennuieras pas vraiment faute de compagnie. Présente mes hommages à ta mère et crois moi toujours ton ami affectionné Lewis Carroll. »

 

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Les lettres aux enfants occupent une place très particulière et prépondérante dans la correspondance de Dodgson, puisqu’associées, plus que toutes autres, à l’essence même de son œuvre littéraire. Nous savons par ailleurs, grâce aux divers volumes de correspondances publiés, qu’une très infime proportion de lettres (à peine deux sur cent) porte la mythique signature « Lewis Carroll », puisque celui-ci s’efforça toujours de ne point se dévoiler, ne faisant jamais allusion à son œuvre en public

Si le nom de la jeune Mabel Amy Burton figurait subrepticement dans le Journal tenu par Charles L. Dodgson, aucun élément biographique ne laissait supposer que cette rencontre avait auguré l’une de ces relations privilégiées de l’auteur avec ses « amies-enfants », jusqu’à la publication, en 2008, d’une quinzaine de lettres inédites à Mabel et sa famille.

En effet, dès 1898, l’année même du décès de Dodgson, Mabel avait refusé de satisfaire à la demande du premier biographe déclaré de Dodgson, et de rendre publique leur correspondance. Elle s’en est expliquée plus tard : « Lorsque le neveu de Lewis Carroll rédigea la vie de son oncle, il m’écrivit pour me demander si je lui confierais les lettres que j’avais car il souhaitait en imprimer divers passages. Je refusai et en voici la raison : un jour, à l’école, j’avais apporté un des courriers reçus de lui que j’avais montré à la ronde, mais lorsque je dis à celui-ci que j’avais fait ça, il me répondit : « mon enfant, mes lettres à toi sont pour toi et pour personne d’autre. » »

Ainsi, c’est le 16 août 1877 que Mabel – 8 ans – entre dans la vie de C.L. Dodgson comme en attestent ces quelques lignes rédigées dans le Journal  de ce dernier : « Suis allé à l’embarcadère dans la soirée et ai fait une autre heureuse rencontre. Ma nouvelle amie s’appelle Mabel Burton. Elle semble avoir environ 8 ans (…) Je n’ai jamais été ami avec une enfant aussi facilement et aussi rapidement. » Le lendemain, il ajoute : « Allé sur la plage vers les 11 heures et vu arriver bientôt ma petite amie d’hier soir, Mabel et j’ai passé quelque temps avec elle et sa cousine. Je lui ai promis Alice. »

Une semaine plus tard, le 25 août, il écrit au père de Mabel sans savoir que celui est décédé depuis plusieurs années : « Monsieur, J’espère que vous excuserez la liberté que je prends en m’adressant à vous, ainsi que celle que j’ai prise voici quelques jours en me liant d’amitié avec votre petite fille, mais je crois que même un homme qui ne serait pas, comme moi, un grand amoureux des enfants, ne pourrait manquer d’être attiré par elle. Comme je souhaite déposer pour elle, là où elle habite, un petit livre (dont j’ai souvent fait cadeau à de jeunes amies), j’ai entrepris deux expéditions, en vain, pour trouver où elle demeurait (…) Si vous m’autorisez à lui offrir ce livre, auriez-vous l’amabilité de me dire si je dois l’envoyer à Londres ou, sinon, à quelle adresse. Le livre s’intitule Les Aventures d’Alice au pays des merveilles. »

Notre lettre témoigne ici, une nouvelle fois, du sens aiguisé de Dodgson pour l’absurde, ainsi que de sa maîtrise du non-sens, de l’humour et du principe de renversement, si largement déployés dans son œuvre littéraire. Partant d’une observation banale sur le chapeau de Mabel, il s’amuse à jouer de la confusion des genres et de la question identitaire, par ailleurs fondamentale dans la construction fantasmagorique de l’univers d’Alice.

Mabel apportera quelques précisions relatives au contexte de notre lettre : « Lewis Carroll était un intime de George Mac Donald et de sa famille (c’est à eux qu’il lut pour la première fois dans son intégralité son Alice au pays des merveilles) et lorsqu’ils présentèrent la seconde partie de The Pilgrim’s Progress à Langham Hall, ma mère, pour répondre au vœu de L. Carroll, autorisa ma sœur aînée à m’emmener avec elle (…) Après la pièce, nous rencontrâmes Lewis Carroll, et je me rappelle qu’il me taquina en m’appelant « petit garçon ». J’étais coiffée d’une casquette de velours noir avec un pompon sur le côté, et l’on m’avait coupé les cheveux si court que je devais vraiment paraître pour un garçon. Je crus devoir lui dire alors qui j’étais, à la suite de quoi, quelques jours après, je reçus cette lettre délicieusement absurde. »

A compter de 1885, les liens avec Mabel se distendent. Devenue adolescente, la magie de son enfance avait passé aux yeux de Lewis Carroll.

 

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Version originale :

“My dear Mabel, How you puzzled me the other day at the Langham Hall ! You see, you had a funny sort of cap on, something like a boy – so I took you for a boy – only somehow I couldn’t quite make you into either of the little boys (Willie & Ernest Nicholls) who had been acting with the Mac Donalds. If only your face had been a little longer, and not quite so rosy, you would have been Ernest Nicholls. You had a very narrow escape of it. I don’t know how you would have liked it – or your sister either – and your mother might have been really vexed to hear your sister say, when she brought you home “I don’t know how it’s happened but she isn’t Mabel any longer – she is a little boy, and she says her name is Ernest Nicholls : what in the world are we to do with her ?” And I should think they wouldn’t take you at that High School any longer. Altogether, it would have been very awkward if your face had been half-an-inch longer : I am glad it wasn’t. However, that isn’t the subject of my letter. What I am writing to say is simply this. Why don’t you come to Eastbourne ? Have you any good reason for not coming ? It is so lovely here. But I would speak to you, once a month or so – so that you couldn’t be really dull for want of company. Give my kind regards to your mother, and believe me your loving friend Lewis Carroll.”

 

 

Bibliographie : « Lewis Carroll Lettres inédites à Mabel Amy Burton et à ses parents ». Pierre E. Richard.Ed. de Maule. 2008

 

 

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