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Marcel PROUST devise sur l’art du roman, le style et la Beauté.

« J’ai toujours été émerveillé chaque fois que j’ai vu un écrivain arracher un « genre » littéraire. »

Vendu

Marcel PROUST (1871.1922)

Lettre autographe signée à la baronne Aimery Harty de Pierrebourg.

Sept pages in-8°. Slnd [Peu après le 6 juin 1913]

Kolb, Tome XII, pages 195 à 198.

 

« J’ai toujours été émerveillé chaque fois que j’ai vu un écrivain arracher un « genre » littéraire. »

Magnifique lettre littéraire. Proust confie les enseignement de Chardin et de Véronèse sur la Beauté.

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« Madame, Je vous écris bien mal, dans un état de santé bien plus mauvais que je n’en ai encore connu et un millier de pages d’épreuves à corriger. Mais dans ces jours de tristesse et de fatigue votre La Vallière et vous-même m’avez noblement et gracieusement « visité » en la plus belle acception du mot qui s’apparente ici à Visitation, – le grand titre de noblesse – et non pas à « visites », le vilain côté de la famille.  

J’ai toujours été émerveillé chaque fois que j’ai vu un écrivain arracher un « genre » littéraire à la technique immémoriale et mensongère où il se momifiait, et en faisait de la vie, y faisait passer, aussi librement que dans un roman ou un essai, toute la vie de sa pensée. Tout récemment la littérature d’histoire naturelle a vu de cette façon s’élever bien au-dessus d’elle, bien en dehors d’elle, la Vie des Abeilles.

Peut-être cet échange du roman et de l’Histoire est-il plus touchant encore car il affirme une indifférence à l’égard du fait qui va jusqu’à proclamer que pourvu qu’un livre soit vrai psychologiquement, il peut même s’il veut être vrai matériellement. Un vrai romancier demande tant de vérité au roman que c’est pour lui faire faire ses preuves de vérité à l’histoire que de l’admettre à la dignité du roman.

Je me souviens qu’après que Chardin m’eut appris que les plus humbles choses, une nappe, un couteau, un poisson mort, peuvent avoir de la beauté, Véronèse m’apprit que les belles choses ne sont pas exceptées de cette possibilité de beauté et que l’or, les soieries, les pierreries, peuvent être belles comme le couteau et la nappe. De même vous nous enseignez par votre La Vallière que le fait qu’un roman soit « arrivé » n’est pas une raison pour qu’il ne puisse être vrai, si l’historien-romancier lui insuffle toute sa vérité, tout son cœur. Seulement il faut prendre la peine, et avoir le talent, de l’écrire le roman qui authentiquera l’histoire.

Dès le début vos paysages de Touraine, et la maison natale, et la devise prophétique, et le Rien ne m’est plus, et la Cour de Gaston, et l’armée du roi, tout cela vous l’avez préparé, disposé, serti, comme pour quelque chose qui serait sorti de votre cœur et cela en est sorti en effet. Et va au nôtre, pour le torturer quelquefois comme quand vous montrez cette odieuse Montespan ayant besoin des larmes de La Vallière pour être heureuse dans ses atours et dans ses amours. Que cela fait mal de lire cela, et la froideur de Louis XIV.

Hélas Madame mes forces me trahissent et ma fatigue est arrivée avant que ma lettre soit commencée. Car enfin le vrai sujet du livre, ce à quoi vous tenez et avez raison et droit de tenir le plus je ne vous [en] ai pas encore parlé. Je tâcherai d’aller vous voir et ne comptez ces lignes que comme une preuve de l’intérêt respectueux que je porte à tout ce qui vient de votre pensée féconde, riche et simple, qui donne de belles proportions dans le roman ou l’histoire, à de beaux sujets et daignez agréer mes hommages admiratifs. Marcel Proust. »

 

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