Émile DURKHEIM – Quatre lettres sur son enseignement à La Sorbonne.

« J’ai hâte, je vous avoue, d’avoir la certitude que nul ne m’écoute par contrainte. »

Vendu

Émile DURKHEIM (1858.1917)

Ensemble de quatre lettres autographes signées à Charles Victor Langlois.

Onze pages in-8° au total

Paris. Sans dates.

« J’ai hâte, je vous avoue, d’avoir la certitude que nul ne m’écoute par contrainte. »

Très intéressante correspondance de Durkheim à son confrère, témoignant de l’engagement farouche du sociologue à défendre l’excellence de l’enseignement à la Sorbonne. 

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Lettre I. 260 rue St Jacques. Dimanche. Sans date.

« Mon cher collègue, Je vous remercie d’avoir sursis au projet de registre et vous envoie les impressions que m’a laissé ma troisième leçon. Mon sentiment se précise, chemin faisant. Le fléchissement numérique que j’avais déjà constaté, peut-être de ma première, en tout cas dès ma seconde leçon, s’est continué hier. Le nombre des présents ne dépassait pas la centaine. Il en est donc une cinquantaine qui ont tout de suite cessé de venir, sans doute en s’apercevant que leur présence n’est pas contrôlée. Faut-il donc instituer un contrôle ? Mais, comme je vous l’ai déjà dit, l’obligation sans sanction sera inopérante ; puis l’obligation de signer n’entraîne pas celle de rester, et celle-ci n’implique pas l’attention active, mais provoquerait plutôt à une mauvaise grâce qui ne pourrait qu’abaisser la température morale de la salle.

Faut-il laisser les réfractaires et les incertains s’égrener doucement, à mesure qu’ils auront davantage l’assurance qu’ils peuvent le faire impunément ? Mais ce serait, je crois, d’un mauvais effet et, en attendant leurs présences risquerait [sic] plutôt de nuire. Reste donc, il me semble à mettre tout le monde à l’aise, moi et eux. Le mieux, je crois, serait que je puisse leur tenir un langage où, tout en leur rappelant fermement que c’est pour eux un devoir strict de se préparer à leur fonction, j’ajouterais qu’il leur appartient de décider librement, maintenant qu’ils sont informés, s’ils veulent s’en acquitter ou non, et qu’ils peuvent user de leur liberté si je n’ai pas réussi à les convaincre que je pourrais leur être utile. J’ai hâte, je vous avoue, d’avoir la certitude que nul ne m’écoute par contrainte. Je suis porté à penser que cela fera du bien à tout le monde.

Il en résultera que le nombre des auditeurs diminuera. L’obligation stricte écartée, reste l’intérêt ; mais l’intérêt, sans perspective d’examen, n’a jamais agi que sur l’élite. Étant donné surtout l’incuriosité préalable des étudiants pour ces questions, accrue par l’indifférence de tant de leurs maîtres qui, malheureusement, ignorent ce que nous essayons, il ne me semble pas qu’on puisse espérer plus. Du moins, je crains qu’espérer davantage, ce ne soit trop présumer de moi.

En plus l’essentiel n’est-il pas de former une élite qui devienne un ferments ? Au lieu de répandre sur la masse une culture pédagogique banale, ne vaut-il pas mieux la donner sérieuse en la concentrant sur quelques-uns ? Ce qui autorise à penser que ce ferment pourrait se constituer, c’est que les élites de l’École sont très fidèles ? Je le sais par Dupuy qui me suit, et je crois que l’intensité de l’application s’est plutôt accrue. Mais je ne voudrais rien dire qui ne soit approuvé par M. Liard. Puisque vous devez le voir, voulez-vous lui soumettre la question ? S’il croit utile que j’aille lui en parler, je lui demanderai audience. »

 

Lettre II. 260 rue St Jacques. Dimanche. Sans date.

« Cher collègue, Je voudrais, sur un point surtout, préciser mon langage de hier. Je me reproche de ne pas vous avoir exposé assez nettement ce que cette question de l’obligation a de complexe. Assurément, rien n’est plus contraire au principe de la liberté académique. Mais, d’un autre côté, je ne puis, nous ne pouvons, puisque je ne suis pas seul, intéresser des élèves absents, et pour les jours à venir, on ne peut rien remettre à l’attrait préventif. La situation n’est pas la même que pour les autres cours où l’étudiant est attiré par les préoccupations de l’examen, par l’intérêt qu’il porte à des questions dont il s’occupe journellement, par son goût de la culture scientifique. Ici tous ces mobiles nous font défaut. Il est donc indispensable qu’ils soient remplacés. Il faut rappeler aux étudiants que c’est pour eux un devoir de chercher à se donner cette culture professionnelle qui ne les attire pas par elle-même. Voilà pourquoi je vois des inconvénients au passage de votre allocution où vous déclarez que nous ne comptons que sur l’attrait pour assurer leur assiduité. 

Maintenant, pour que cette obligation ne soit pas dérisoire, il faut qu’elle ait une sanction. Je vous ai parlé d’un certificat d’assiduité exigible pour l’agrégation. Ce serait, je crois, la solution logique ; mais peut-être soulève-t-elle des difficultés administratives. Une telle mesure n’est possible que si elle s’applique à toutes les Universités. Pour cela, il faut un arrêté ministériel etc., et nous sommes à la veille de l’ouverture des cours. Ne serait-il pas possible de prendre un arrangement qui s’applique exclusivement à l’Université de Paris ? Les élèves de l’école et les boursiers d’agrégation de la Sorbonne (tant qu’il y en aura, distincts des Normaliens) seraient tenus, pour avoir le renouvellement de leurs bourses, de présenter un certificat d’assiduité. Au cas où l’on n’aurait pas déterminé la nature des sanctions attachées à l’obligation décidée en principe (il est possible que la question soit résolue d’une autre manière sans que je le sache), je vous serais obligé de soumettre l’idée au recteur.

Pour ce qui est de la séance de l’inauguration, dites-lui bien, je vous prie, qu’il n’y a pas à composer avec ma susceptibilité ; tout ce qui importe, c’est de savoir ce qui convient le mieux dans l’intérêt de l’œuvre entreprise. Bien cordialement à vous. E. Durkheim. Vous avez parlé de faire une affiche spéciale. Ne pensez-vous pas que dans le libellé de cette affiche, il faudrait éviter le mot pédagogique. J’avais pensé à : Préparation professionnelle des candidats à l’Enseig. secondaire. »

 

Lettre III. 260 rue St Jacques. Vendredi 27 avril. Sans date.

« Mon cher collègue, Je finis demain mon cours au musée pédagogique. Le recteur en a été avisé dès avant Pâques et a dû établir la liste des conférences qui vont suivre. Devrai-je faire aux étudiants une communication à ce sujet ? Puisque j’ai l’occasion de vous écrire, j’en profite pour vous remercier de l’envoi de votre livre qui m’a fait grand plaisir. Je n’ai malheureusement pas encore pu le lire, ou plutôt le relire pour l’avoir déjà lu dans plusieurs des articles que vous y avez réunis.

Je me suis trouvé […] dans un état d’extrême fatigue, qui m’a empêché non seulement tout travail, mais toute lecture sérieuse. J’ai passé mes vacances à dormir et aujourd’hui je me sens assez en train. Je vais en profiter pour lire vos notes sur [?] que je ne connaissais pas encore […]. Je tiens à vous remercier de la bonne hospitalité que j’y ai reçue. Si la campagne a été un peu rude au début, j’en rapporte finalement un bon souvenir et l’une des causes de la satisfaction que j’ai éprouvée est sincèrement la bonne entente qui s’est si facilement établie entre nous. »

  

Lettre IV. 260 rue St Jacques. Sans date.

« Cher collègue et ami, J’ai écrit dès hier à Jeanroy [Alfred Jeanroy] pour tâcher de le faire revenir sur sa décision. Un mot de vous serait certainement fort utile. Voici, je crois, son état d’esprit. D’abord, il y a l’appréhension neurasthénique de l’inconnu, appréhension que je connais bien et qui s’explique chez un homme de 50 ans à l’idée de réorganiser sa vie. Mais il y a aussi de la dépression et du découragement. Je crois que l’attitude et le langage de Lanson [Gustave Lanson, professeur d’éloquence française à la Sorbonne.] sont pour quelque chose dans cet état d’esprit. Lanson a écrit à J. qu’il fallait maintenant des « spécialités » et le mot a porté. D’où ces doutes qu’il vous exprime et qu’un peu de sympathie aurait prévenus ; J’espère encore qu’on pourra en venir à bout.

J’ai écrit à J. de ne pas prendre un parti définitif avant d’être venu ici ; et je vais le presser de venir sans retard, s’il y consent, nous le rencontrerons. J’ai insisté dans ma lettre sur ce qu’avait de peu raisonnable son attitude. Je crois que vous ferez bien de lui tenir le même langage. De plus, et heureusement parce que vous ne le connaissez pas, il vous croira mieux que moi si vous lui dites qu’en désirant qu’il reste nous nous préoccupions avant tout de l’intérêt de la faculté.  Il n’a besoin, je crois, que d’être encouragé. Il se fait un monde de la Sorbonne, de la responsabilité qu’il prendrait en venant, toutes inquiétudes qu’une bonne conversation dissiperait. »

  

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À la suite de sa thèse soutenue en 1893 sur La division du travail social, Emile Durkheim fut nommé à l’université de Bordeaux, puis en 1902 à la Sorbonne, à une chaire de science de l’éducation. C’est seulement en 1913 que sa chaire prit le titre de « science de l’éducation et sociologie ».

L’engagement de Durkheim eut une influence décisive sur la politique scolaire de la IIIe République. Il enseigna sans discontinuité à la Sorbonne de 1904 et 1912. Ses cours furent publiés après sa mort sous le titre L’Évolution pédagogique en France.

L’historien Charles-Victor Langlois (1863.1929) fut professeur à la Sorbonne dès 1888. Il devint professeur adjoint en 1901, puis professeur des sciences auxiliaires de l’histoire de 1906 à 1909 et enfin professeur d’histoire du Moyen Âge de 1909 à 1913.

 

 

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