Victor HUGO (1802.1885)
Manuscrit poétique autographe – Umbra.
Une page in-folio. Slnd [circa 1860]
Long passage du poème intitulé « Umbra », numéroté XLV dans la troisième partie (consacrée à la pensée) de la suite poétique intitulée « Les Sept cordes », originellement parue en 1888 dans le recueil posthume intitulé « Ombre ».
Magnifique manuscrit, en premier jet, de quatre dizains octosyllabiques répartis sur deux colonnes verticales. Hugo a biffé chacun des dizains indiquant, selon son habitude, qu’il a utilisé ses vers.
que dites-vous à l’âme humaine ? / que bégayez-vous pour mon cœur, / monde, vision, phénomène, / eau lugubre, aquilon moqueur ? / à quoi, sous la neige ou les laves, / pensent les morts, ces vieux esclaves, / Fouettés de tous les fouets de l’air, / ces patients du grand supplice, / vêtus d’ombre, et sous leur cilice / marqués du fer chaud de l’éclair.
quels spectres êtes-vous, comètes ? / aube qui réveilles les fleurs, / que tu menaces ou promettes, / dis-moi le secret de tes pleurs. / Qu’est-ce que ton anneau, Saturne ? / est-ce que quelque être nocturne, / quelque immonde archange puni, / quelque Satan dont le front plie, / fait tourner sur cette poulie / la chaîne du puits infini ?
O profondeurs épouvantables, / qu’est-ce donc que vous me voulez ? / que dois-je lire sur vos tables, / cieux, temples, porches étoilés ? / ton flamboiement d’or [corrigé ici en « ta clarté de lave », la version retenue pour l’impression étant « Ta rougeur de naphte »] et de soufre, / ton feu qui m’aveugle, est-ce, ô gouffre [la version imprimée se lisant : « Ta clarté qui m’aveugle, ô gouffre »] / de la vérité qui me luit ? [corrigé en « la vérité qui m’éblouit ? », la version imprimée portant « Est-ce la vérité qui luit ? »] / Le vent souffle-t-il sur mon doute / quand, penché sur l’ombre, j’écoute / ce que dit ce crieur de nuit ?
oh ! qu’est-ce donc, dis [corrigé en « Le sort, l’avenir », puis en « La vie et le sort », la version définitive imprimée portant « La vie et la mort ! »], qu’est-ce, abîme ? / où va l’homme pâle et troublé ? / est-il l’autel, ou la victime ? / est-il le soc ? Est-il le blé ? / oh ! ces vents que rien ne fait taire ! que font-ils de nous sur la terre, / tous ces souffles prodigieux ? / quel mystère en nous se consomme / qu’apportent-ils de l’ombre à l’homme ? / qu’emportent-ils de l’homme aux cieux ?
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Le titre du recueil dont ce poème est extrait, Toute la lyre, est choisi par Hugo. Il se lit en tête d’une note du 21 mai 1870 où il le remplace alors par un autre : Toute l’âme. “Ce recueil sera une sorte de répertoire de la poésie, de celle du moins qui est en moi. Il aura un nombre indéterminé de volumes. Tout y sera, depuis le distique jusqu’à l’épopée. Je l’achèverai si Dieu le veut. Sinon, mes fils le publieront. Il sera divisé en sections portant des titres distincts (…). Mes fils après ma mort le complèteront avec tous les fragments (…). Ce livre, « Toute l’âme », sera comme un testament”.
Après la mort de Victor Hugo, ce sont trois de ses amis (le dramaturge Paul Meurice (1818-1905), le poète Auguste Vacquerie (1819-1895) et l’homme politique Ernest Lefèvre (1833-1889), qui sont chargés d’éditer l’intégralité de ses manuscrits non publiés. “Ce terme aura pour effet de changer en fragments privés de toute destination, le matériau jusqu’alors susceptible de s’intégrer au vécu d’un projet (I)”.
La structure du recueil reste, malgré tout, très énigmatique puisque finalement jamais totalement finalisée par Victor Hugo et les différentes éditions présentent entre elles des variantes, scindant un poème, fusionnant deux fragments séparés ou n’en rendant pas d’autres à leurs divers dossiers d’origine. Les éditeurs modernes procèdent à des regroupements qui aboutissent à l’éclatement du recueil. Certains admettent Toute la lyre dans les œuvres complètes, d’autres s’y refusent.
C’est d’abord Paul Meurice seul qui est responsable du choix des pièces rassemblées sous ce titre en 1888. Les premières éditions sont refondues et augmentées en 1897 pour la collection du “Victor Hugo illustré”. L’une des suites poétiques constituant Toute la lyre, s’intitule “Les sept cordes”. En 1897, chacune y reçut un titre correspondant à sa teneur.
I. L’Humanité / II. La Nature / III. La Pensée / IV. L’Art / V. Le Moi / VI. L’Amour …
Le présent poème, numéroté XLV, fait partie de la “troisième corde de la lyre”, soit la partie consacrée à la pensée. Un autre manuscrit connu de ce poème est daté du 9 mai 1870. Trois titres furent envisagés par Victor Hugo : Rentrée dans la solitude, A Guernesey, Umbra.
Au moment de la publication de l’édition originale de Toute la lyre en 1888, “Umbra” était divisé en deux parties : “Ombre” et “Lumière” et avait été intitulé “Ombre”. Il est aujourd’hui constitué de quarante dizains.
Quatre d’entre eux sont composés ici et numérotés par le poète respectivement 2-3-5 et 8 mais il est indiqué par une accolade que les deux premiers dizains, écrits sur la colonne de gauche, devaient être placés entre les deux dizains de la colonne de droite.
Finalement, les éditions modernes placent bien le premier dizain (numéroté 2 sur notre manuscrit) en deuxième strophe, celui qui suit (numéroté trois ici) est réparti entre les six derniers vers de la cinquième strophe et les trois premiers de la sixième strophe. Les deux dizains de la colonne de droite (numérotés 5 et 8), quant à eux, constituent aujourd’hui les septième et dixième strophes.
Notre manuscrit présente donc la forme définitive de trois strophes et seule la strophe numérotée 3 ici prend une autre tournure pour être reconstituée ainsi :
“Que regarde dans les bois fauves / Le grand cerf à l’oeil égaré ? / Vénus qui luis sur les monts chauves, / D’où te viens ton rayon sacré ? / Qu’est-ce que ton anneau de Saturne ? / Est-ce que quelque être nocturne, / Quelque vaste archange puni, / Quelque Satan dont le front plie, / Fait tourner sur cette poulie / La chaîne du puit infini ?
Que tu menaces ou tu promettes, / Dis-nous le secret de tes pleurs, / Aubes ? Et vous, qu’êtes-vous, comètes, / Face aux horribles pâleurs ? / Etes-vous, dans l’éther qui roule, / Des étoiles dont le sang coule, / Faisant des mares de clarté ? / Venez-vous des noirs ossuaires ? / Etes-vous, trainant vos suaires, / Les mortes de l’immensité ?”
Il est intéressant de souligner qu’avec ce qui constitue désormais la première strophe, les strophes 2.5.6.7 (soit exactement l’ensemble qui compose notre manuscrit, excepté le dernier) avaient auparavant formé la partie V des Mages (Les Contemplations, VI, 5, 24 avril 1855).
(I) Concernant le recueil Toute la lyre et le poème “Umbra” en particulier, on se réfèrera à l’ouvrage suivant : Victor Hugo, Oeuvres complètes, Poésie IV, Toute la lyre, notices et notes de Bernard Leuilliot, Editions Robert Laffont, Paris, 1986.