Romain GARY (1914.1980)

Manuscrit autographe signé- Jacqueline Kennedy. Plaidoyer pour une Marquise.

Neuf pages sur de grands feuillets in-folio perforés.

Octobre 1968.

 

Magnifique manuscrit de Gary répondant aux critiques suscitées par le mariage de Jacqueline avec Aristote Onassis, livrant ici un portrait sensible de l’ex-première dame des États-Unis, et de son histoire tragique aux cotés de Kennedy.

« Et voilà que John Kennedy est assassiné d’une manière atroce et que son sang couvre les genoux et les bras de celle qui était si bien faite pour la joie de vivre et si peu faite pour la tragédie. »

 

« Plaidoyer pour une marquise. Le cas de Jacqueline Onassis, ex Kennedy me passionne, non point parce que je l’ai un peu connue du temps de sa « grandeur » mais parce qu’il jette une lumière frappante sur un des aspects les plus curieux de notre civilisation : la fabrication par l’opinion publique elle-même, en collaboration avec les mass media – presse, télévision, radio- de mythes et d’images d’Épinal n’ayant souvent que fort peu de rapports avec la réalité. La Jacqueline Kennedy, telle que le monde entier se la racontait, en y prenant, comme disait de La Fontaine, « un plaisir extrême » n’a jamais existé. Jeune fille enjouée de la haute société américaine, membres du social register – l’équivalent américain du Gotha de la noblesse européenne, elle avait épousé un homme jeune de son milieu, beau, extrêmement riche, qui se trouvait être – j’insiste là-dessus – aussi un politicien.

Au moment de leur mariage, le sénateur Kennedy était plus un playboy qu’un homme politique. Je l’avais connu un an avant : on le voyait souvent à Hollywood. Au moment de leur mariage, personne n’aurait pu prévoir que John Kennedy allait être un jour Président de la plus grande puissance du monde. Tous ceux qui ont connu Jacqueline vous diront qu’elle n’avait jamais eu le moindre goût pour la politique et qu’elle avait même horreur du milieu, « tout Washington » hauts fonctionnaires, Sénat et Congrès. Ses obligations de « première dame des États-Unis », et notamment les conversations avec les sénateurs et leurs épouses, l’excédaient : elle s’en cachait mal et n’était guère aimée des milieux politiques traditionnels de la Capitale. La façon gaie et moderne sont dont elle avait décoré le salon de la Maison-Blanche avait provoqué des murmures désapprobateurs. (…) Mais nous l’avons vue louer ce cadre dans des états voisins de la dépression nerveuse, après une longue journée de visites protocolaires.

 Si je devais décrire Jacqueline en quelques mots, je dirais qu’elle ressemble étonnamment à une de ces aimables et adorables marquises de notre dix-huitième siècle, qui s’exclamait « Mon Dieu que nous voilà donc bien ennuyeux ! » dès que la conversation tournait à la « grande politique » et qui trouvait plus d’agrément à la compagnie des gens d’esprit, de poètes et musiciens ou dans une loge de théâtre qu’en celle des Messieurs les Conseillers du Roy. Imaginez donc Jacqueline avec une perruque blanche, une mouche sur la joue et un éventail à la main et vous la verrez « en situation » comme on dit aujourd’hui. Me sera-t-il enfin permis de dire timidement, ne serait-ce que pour descendre une jeune femme portée aux nues et en ce moment attaquée assez sauvagement, que le ménage présidentiel n’était peut-être pas le plus heureux du monde, comme ce fut si souvent le cas au dix-huitième siècle, justement ?

Et voilà que John Kennedy est assassiné d’une manière atroce et que son sang couvre les genoux et les bras de celle qui était si bien faite pour la joie de vivre et si peu faite pour la tragédie. D’un seul coup du destin, le Président mort et sa jeune femme bien vivante, deviennent des héros d’une tragédie grecque. John Kennedy entre aussitôt dans le Panthéon des hommes d’état exemplaires, au point que personne, depuis, n’a jamais osé rappeler que ce fut lui qui avait engagé l’armée américaine au Vietnam et donné le « feu vert » au désastreux débarquement de la Baie des Cochons à Cuba. Je parle ici d’un homme que j’admirais ; mais on peut admirer un Kennedy ou un de Gaulle sans les transformer en statues.

Et Jacqueline que devient-elle ? Transformée en statue, elle aussi. On exige d’elle d’être  une veuve fidèle jusqu’à la mort au « mythe », à la grandeur tragique du destin Kennedy. Rétroactivement, son ménage devient aux yeux du monde assoiffé de beauté exemplaire, une image de bonheur brisé par la fatalité. Fidélité au mort, fidélité au clan Kennedy, fidélité à l’image d’Épinal que nous nous sommes fabriquée. Nous exigeons d’elle d’être « à la hauteur », pour notre plus grande satisfaction morale. Lorsqu’ il s’agit des autres, rien n’égale notre soif d’histoires exemplaires.

L’assassinat de Bobby vient  donner à Jacqueline le coup de grâce. La pauvre marquise si peu faite pour les « sommets de la profondeur » si j’ose m’exprimer ainsi – si peu faite pour l’Histoire et son Musée Imaginaire, la voilà décrétée par la volonté populaire Hermione, Athalie, Bérénice, que sais-je. Pour qu’elle put se hisser sur le piédestal que notre penchant pour les beaux clichés extrêmement satisfaisants du point de vue à la fois moral et esthétique que nous lui assignions sans la sous la consulter, il eut fallu qu’elle songea à la place qu’elle occuperait dans l’Histoire plus qu’à sa propre vie. (…) L’histoire, la postérité ? Fi- donc ! Bon, admettons qu’elle ne fut pas à la hauteur. Mais à la hauteur de quoi ? D’une place, d’un rôle qu’elle n’avait jamais voulu, dont elle ne voulait même à aucun prix. Jacqueline Kennedy n’était pas Mrs Roosevelt. Dans les jours, les mois qui suivirent la mort de son mari, elle fut admirable, d’une touchante dignité. Elle le fut spontanément : elle ne cherchait pas à nous donner satisfaction. Mais je peux vous dire que depuis l’assassinat de Bobby, elle n’avait qu’une idée en tête : s’évader de la tragédie, rompre avec le clan et le destin Kennedy, refuser de se conformer, cesser une fois pour toutes de marcher parmi nous comme sur un pont des soupirs sans fin. La petite marquise avait envie de crier Zut ! à tous ceux qui ne vont plus guère voir Racine et Corneille au théâtre, qui baillent à Shakespeare, mais que « la beauté des grands malheurs » continue à fasciner.

Évidemment, il y a Onassis. Pourquoi Onassis ? Qu’il me soit d’abord permis d’avouer ici – mea culpa – que je n’arrive pas à éprouver pour Onassis ce mépris bien-pensant que tout le monde, plus ou moins, se plaît à afficher aujourd’hui, peut-être pour se donner à bon compte une supériorité « de qualité », sur l’homme à milliards. Fils d’une pauvre réfugiée, je sais ce que cela veut dire, l’immigration et ses misères. Tout compte fait, je préfère un vendeur de cigarettes dans la rue, parti pieds nus de Turquie, pour devenir un milliardaire, (…) Je suis un snob, n’est-ce pas : je préfère l’école de la rue à celle d’Eton. Irais-je jusqu’à avouer que, dans l’abstrait c’est-à-dire sans connaître ni l’un ni l’autre, j’aurais plutôt tendance à préférer Onassis à « un fils du peuple » commandant les troupes d’occupation de Tchécoslovaquie.

Je considère le mot « parvenu » comme déshonorant pour celui qui l’emploie. Personne n’a le droit de se réclamer de cette supériorité-là. Ira-t-on  jusqu’à reprocher à Jacqueline d’avoir épousé un « levantin » ? Nous n’avons pas le droit de juger un homme en fonction de sa pauvreté ou de ses milliards. Nous sommes tous des « parvenus » de quelque chose : ceux du moins  qui ont fait quelque chose de leur vie. Certes notre grec était un propriétaire du Casino de Monte Carlo, mais le prince Rainier et ses ancêtres l’étaient également. Évidemment ils n’étaient pas des levantins.  Je ne juge pas Onassis parce que je ne le connais pas personnellement et que personne n’a le droit de juger un homme d’après l’image qu’en donnent les mass media.

Ceci dit tout de même pourquoi Onassis ? Et qui d’autre pour notre adorable marquise ? Ali Khan est mort et de toute façon, il n’avait pas la solidité d’un Onassis. Franck Sinatra avait une fâcheuse réputation « Las Vegas » et John et Bobby Kennedy avaient poliment rompu avec lui. Un lord anglais ? C’est changer de cage, redevenir prisonnière d’un milieu social. Et le climat, ma chère ? Que faites-vous donc lorsque vous êtes une adorable marquise qui aime le soleil, la mer, les voyages, qui a soif d’insouciance et qui surtout, surtout ! en a assez de tragédie grecque ? Vous épousez un Grec sans tragédie. Prenez la grandeur, l’histoire, le mythe, le sang, le sérieux et cherchez exactement le contraire de tout cela vous risquez fort de tomber sur Aristote Onassis. N’oubliez pas que les marquises non pas tellement le goût du bonheur : le plaisir leur suffit. Vous avez vécu à l’ombre d’un homme puissant : vous choisissez un homme également très puissant, mais qui lui vivra dans votreombre. Vous n’aurez jamais été une femme choyée : votre illustre mari avait autre chose à faire. Vous épousez donc cette fois un homme qui fort jettera toute son immense fortune à vos pieds, pour qui vous êtes le couronnement triomphal, inespéré, fou, d’une vie de « parvenu ». Il va faire de notre marquise une véritable reine. Certes j’aurais préféré que Jacqueline Kennedy épousât comme on disait chez nous au mois de mai un « juif allemand » mais, à défaut je me contente de la voir épouser un « parvenu » et un « levantin ». Moi aussi j’aime les jolies histoires. » Romain Gary. »

 

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