Joseph STALINE (1878.1953)

Lettre autographe signée à Marietta Sergeevna Shaginyan.

Une page in-folio (210 x 298 mm), à l’encre violette, en russe.

Sans lieu. 20 mai 1931.

« Dites-moi seulement concrètement sur qui je dois faire pression. »

Rarissime lettre du tyran russe, en tant que Secrétaire Général du Parti Communiste, venant en aide à l’activiste communiste Shaginyan.

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« Chère camarade Chaguinian ! Je dois m’excuser auprès de vous de ce que je n’ai pas la possibilité, à l’heure actuelle, de lire votre œuvre, ni même de lui donner une préface. Il y a trois mois j’aurais encore pu satisfaire votre demande (je l’aurais fait avec plaisir), mais maintenant – croyez-moi – je suis privé de la possibilité de la satisfaire en raison d’une surcharge quotidienne de travail pratique qui dépasse les prévisions.

En ce qui concerne l’accélération de la sortie de « Hydrocentale » et votre protection contre les attaques hors de mesure d’une critique « critique » – alors je le ferai sans faute. Dites-moi seulement concrètement sur qui je dois faire pression pour que l’affaire bouge de son point mort. J. Staline. 20/V/31 »

 

« Уваж. тов. Шагинян !

Должен извиниться перед Вами, что в настоящее время не имею возможности прочесть Ваш труд и дать предисловие. Месяца три назад я еще смог бы исполнить Вашу просьбу (исполнил бы ее с удовольствием), но теперь – поверьте – лишен возможности исполнить ее ввиду сверхсметной перегруженности текущей практической работой. Что касается того, чтобы ускорить выход « Гидроцентрали » в свет и оградить Вас от наскоков со стороны не в меру « критической » критики, – то это я сделаю обязательно. Вы только скажите конкретно, на кого я должен нажать, чтобы дело сдвинулось с мертвой точки. И. Сталин 20/V/31″

 

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Au début de l’industrialisation massive de la Russie, Staline écrit à l’auteur de propagande Marietta Shaginyan : il lui propose d’assurer la sortie de son livre et de supprimer toute réaction hostile à celui-ci ! Cette lettre autographe signée, d’une insigne rareté, est un nouveau témoignage de la toute-puissance du tyran soviétique.

Le regard ouest occidental, sans doute biaisé par la contribution soviétique à la victoire des Alliés en 1945, a sans doute minimisé l’effroyable dictature que fit subir Staline à la Russie et au bloc soviétique. Rappelons donc le parcours de Iossif Vissarionovitch Djougachvili, plus connu sous le vocable de Joseph Staline. D’insurgé bolchevik anonyme de la Révolution d’octobre, Staline est devenu en quelques années le dirigeant despote de l’URSS. Instaurant un régime de terreur et la dictature personnelle la plus aboutie de l’ère moderne, il est considéré par les historiens comme le plus grand criminel de masses de tous les temps, responsable à des degrés divers de la déportation et de la mort de près de vingt millions d’âmes.

Pour se hisser à la tête de cet Empire, Staline fit montre d’un sens politique exceptionnel : intriguant, manœuvrant, et s’appuyant sur la bureaucratie toute puissante du Parti et de son appareil policier. Installé au sommet de l’État, il instaure un climat de terreur sans précédent, supprimant tout opposant, truquant les procès, recourant de façon incessante à la propagande et encourageant un délire de dénonciations en tout genre.

En 1931, année où cette lettre fut rédigée, Staline vient de commencer ce qu’il appela la « collectivisation » des terres, plans quinquennaux abolissant en réalité la propriété privée et affamant son peuple. Les révoltes paysannes qui suivirent seront noyées dans le sang.

C’est précisément le sujet du roman Hydrocentral dont il est question dans cette lettre. Marietta Sergeevna Shaginyan (1888-1982), la destinataire de cette missive, fut écrivain et militante soviétique d’origine arménienne. Elle fut l’un des «Compagnons de voyage» des années 1920 dirigés par les Frères Sérapion et devint l’un des écrivains communistes les plus prolifiques de l’époque, expérimentant la fiction satirico-fantastique. Le contenu d’Hydrocentral était justement lié aux objectifs économiques et politiques de Staline à l’époque. Marietta Shaginyan fut l’un des auteurs soviétiques les plus intéressants pour le système stalinien : elle était lue et adhérait à la ligne du parti communiste.

Derrière les mots, et au-delà de leur sens premier, plusieurs idées apparaissent, et en filigrane, la personnalité de leur auteur, le tout puissant Staline.

« Dites-moi seulement concrètement sur qui je dois faire pression ».

Ce qui apparait très nettement en effet dans cette lettre c’est l’œuvre de propagande menée par Staline pour servir sa personne et son régime. En offrant son soutien à un message officiel, et en proposant, comme on peut le lire la suppression de toute personne opposée et de toute voix dissidente : «En ce qui concerne l’accélération de la sortie de « Hydrocentale » et votre protection contre les attaques hors de mesure d’une critique « critique » – alors je le ferai sans faute ». La « critique critique » ne doit pas exister en URSS ! Cette lettre illustre parfaitement l’organisation mise en place et contrôlée par Staline pour la suppression des libertés fondamentales en Russie, et de la liberté d’expression en tout premier lieu.

Plus terrifiant encore à noter : le trait de caractère de J. Staline sous-jacent à cette lettre : son souci absolu et constant de TOUT contrôler, sa mainmise sur les moindres détails. Considérons qu’il est alors l’un des homme les plus influents du globe. Malgré tout il pratique l’intervention directe, dans une affaire d’un degré d’importance apparemment faible, prenant la plume pour répondre personnellement à la sollicitation d’un auteur de roman, et lui proposer directement ses services. « Je dois m’excuser auprès de vous de ce que je n’ai pas la possibilité, à l’heure actuelle, de lire votre œuvre, ni même de lui donner une préface ».

Ses biographes, et notamment Montefiore, ont beaucoup insisté sur ce comportement et cette façon de diriger. Doté d’un cerveau prodigieux, capable d’abattre deux dizaines d’heures de travail par jour, le Petit Père des Peuples voulait instaurer une proximité avec chaque écrivain, chaque général, chaque directeur d’usine… tout ceci dans un seul but : conserver son influence, contrôler, et maintenir une infernale pression de dissuasion sur tout opposant potentiel. C’est également de ce travail quotidien impressionnant dont il est question dans ce courrier. « Je suis privé de la possibilité de [vous] satisfaire en raison d’une surcharge quotidienne de travail pratique qui dépasse les prévisions » s’excuse Staline.

Son implication dans les publications littéraires en dit long également sur le système soviétique. Le travestissement de la vérité en un message officiel répond véritablement à une volonté de lavage de cerveaux. Pour reprendre les mots d’Andreï Jdanov « Les écrivains doivent devenir des ingénieurs des âmes. »

Paranoïaque, en quête d’une emprise absolue, Staline parvint à tout maîtriser. Averti de toutes les tentatives qui pouvaient se préparer contre lui dès l’instant où celles-ci commençaient à s’organiser, Staline avait compris, avant Adolf Hitler, la nécessité d’une police d’état – la Guépéou – lui permettant de contrôler collaborateurs et dirigeants. Hitler copia Staline et la Gestapo s’inspira très étroitement de la Guépéou.

 

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Les lettres de Joseph Staline sont rares, insignement rares.

Celles rédigées à l’encre, tel que c’est la cas ici, le sont encore davantage, puisqu’à compter de 1933, Staline n’écrira plus qu’au crayon. Nous sommes ainsi en présence de l’une des dernières lettres écrites à l’encre.

En effet, ainsi que l’explique Yves Cohen dans son article Des lettres comme action : Staline au début des années 1930, paru en 1997 dans Les Cahiers du Monde Russe, une rupture manifeste s’opère dans l’écriture de Staline entre les années 1931/1932 et 1933. Avant ce basculement, les lettres de Staline sont écrites à l’encre (diversement verte, noire ou violette) et d’une graphie cohérente et serrée. Après cela, Staline rédige ses missives au crayon, systématiquement, donnant une impression d’écriture grasse, et n’écrivant parfois plus qu’un seul mot par ligne. Ce changement d’écriture étant l’incontestable signe d’un basculement mental dans l’esprit du tyran soviétique.

Le suicide de son épouse Nadejda Allilouieva, au Kremlin, le 8 novembre 1932, poussa encore Staline à d’infinis et constants délires paranoïaques.

Il meurt le 5 mars 1953 laissant l’empreinte du plus absolu tyran du XXe siècle.

 

 

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