Paul GAUGUIN – Poignante lettre quelques jours avant sa mort. 1903.

« Il sera dit toute ma vie que je suis condamné à tomber me relever retomber etc… »

45.000

Paul GAUGUIN (1848-1903)

Lettre autographe signée (deux fois) à Daniel de Monfreid.

Une page ½ in-4°. [Hiva-Oa] Avril 1903

 

« Il sera dit toute ma vie que je suis condamné à tomber me relever retomber etc… »

Une des toutes dernières lettres de Gauguin, poignante, quelques jours avant sa mort.

Il s’agit de la dernière lettre adressée à son ami Daniel de Monfreid ; Gauguin était alors déjà alité et condamné pour calomnie : il meurt le 8 mai 1903 à l’âge de 54 ans, complètement démoralisé, avant même d’avoir pu se défendre contre cette accusation. Il est très probable que Gauguin fut déjà mort lorsque Monfreid reçut cette lettre.

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« Mon cher Daniel, Je vous envoie 3 tableaux que vous recevrez – je les envoie directe­ment à Mr Fayet pour ne pas avoir à être trimbalés – probablement après cette lettre. Voulez-vous dire à Mr Fayet qu’il s’agit là de me sauver. Si les tableaux ne lui conviennent pas qu’il en prenne d’autres chez vous ou qu’il me prête 1500 F avec toutes les garanties qu’il voudra. – Voici pourquoi : je viens d’être victime d’un traquenard épouvantable.

Après des faits aux Marquises scandaleux j’avais écrit à l’Administrateur pour lui demander de faire une enquête à ce sujet. Je n’avais pas pensé que les gendarmes sont tous de connivence, que l’Administrateur est du parti du gouverneur etc… toujours est-il que le lieutenant a demandé les poursuites et qu’un juge bandit aux ordres du gouverneur et du petit procureur que j’avais malmené m’a condamné, loi Juillet 81 sur la presse pour une lettre particulière, à 3 mois de prison et 1000 F d’amende. Il me faut aller en appel à Tahiti.

Voyage séjour et surtout frais d’avocat !! combien cela va me coûter ? C’est ma ruine et la destruction complète de ma santé. Il sera dit toute ma vie que je suis condamné à tomber me relever retomber etc… Toute mon ancienne énergie s’en va chaque jour. Faites donc au plus vite et dites bien à Mr Fayet que je lui en aurai une reconnaissance éternelle. Toujours tout à vous de cœur. Paul Gauguin.

Voilà le courrier, rien de vous encore – Vollard depuis 3 courriers ne m’écrit pas et ne m’envoie aucun argent actuellement il est mon débiteur de 1500 F plus un solde pour les tableaux que je lui ai envoyés. De ce fait je suis débiteur de 1400 F à la Sté commerciale juste au moment où j’ai encore à lui demander argent pour aller à Papeete etc… J’ai bien peur que la Société me refuse et alors je serai terriblement dans le lac. S’il est mort ou a fait faillite j’ai espoir que vous en auriez été informé. Toutes ces préoccupations me tuent. P. Gauguin. »

 

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Cette lettre de Paul Gauguin, rédigée seulement quelques jours avant sa mort, est adressée à Georges-Daniel de Monfreid (1856-1929), ami fidèle, peintre et sculpteur, correspondant et représentant de Gauguin en France durant ses séjours à Tahiti et aux îles Marquises. Monfreid défend ses intérêts auprès d’Ambroise Vollard (1866-1939) marchand d’art, galeriste, éditeur et écrivain.

L’éloignement de Gauguin, alors installé aux Marquises depuis 1901, rend difficiles les échanges épistolaires, certaines lettres arrivant parfois avec plusieurs mois de retard. Gauguin est en difficultés. Il dit envoyer trois tableaux à l’attention de Gustave Fayet (1865-1925) peintre et collectionneur : “Voulez-vous dire à Mr Fayet qu’il s’agit là de me sauver. Si les tableaux ne lui conviennent pas qu’il en prenne d’autres chez vous ou qu’il me prête 1500 F avec toutes les garanties qu’il voudra”. Le ton est désespéré alors que, déjà pris en étau entre une maladie cardiaque, la syphilis qui ravage son corps et ses jambes couvertes d’eczéma, Gauguin vit misérablement dans sa maison du Jouir.

Gauguin est accablé. Son désespoir naturel est ici accentué par la récente condamnation (par le gendarme Guichenay), qui le frappe. En effet, un mois avant l’écriture de cette lettre, le 31 mars 1903, il est condamné ainsi qu’il l’explique dans la lettre : “Je viens d’être victime d’un traquenard épouvantable (…) Un juge bandit aux ordres du gouverneur et du petit procureur que j’avais malmené m’a condamné loi Juillet 81 sur la presse pour une lettre particulière, à 3 mois de prison et 1000 francs d’amende”.

Gauguin a toujours été particulièrement critique vis à vis de la colonisation des Marquises et s’est régulièrement porté défenseur des habitants pour lesquels le système administratif est complètement incompréhensible. Le 10 mars, à l’occasion de la visite exceptionnelle de deux inspecteurs des colonies en tournée officielle, Gauguin rédige un rapport à leur attention, mentionnant les impôts injustifiés, les amendes exagérées, le trafic de contrebande, l’école catholique etc… Il ajoute : “La justice pour des raisons d’économie nous est envoyée tous les dix-huit mois environ. Le juge arrive donc pressé de juger (…) il s’installe à la gendarmerie, y prend ses repas, ne voyant personne autre que le brigadier qui lui présente le dossiers avec ses appréciations ”.

Dans la présente lettre il va même plus loin : “Après des faits aux Marquises scandaleux j’avais écrit à l’Administrateur pour lui demander de faire une enquête à ce sujet. Je n’avais pas pensé que les gendarmes sont tous de connivence”. C’est le rapport rédigé par l’un de ces deux inspecteurs, André Salles, de retour de sa tournée officielle, qui nuit particulièrement à Gauguin : “ Le peintre Gauguin s’est attaché à attaquer dans l’esprit des indigènes toute autorité établie, les engageant à ne pas payer l’impôt et à ne plus envoyer leurs enfants à l’école ”. Suite à cela, le gouverneur dénonce Gauguin, le qualifiant de “mauvais français”. Gauguin avait porté plainte contre le gendarme Guichenay, de Tahuata. Le gouverneur se saisit donc de ce prétexte pour autoriser le commandant de la gendarmerie à poursuivre le peintre en diffamation, “Il me faut aller en appel à Tahiti. Voyage séjour et surtout frais d’avocat !! Combien cela va me coûter ? C’est ma ruine et la destruction complète de ma santé”.

Santé défaillante et justice contraire accablent Gauguin contraint de se résoudre à la fatalité : “Il sera dit toute ma vie que je suis condamné à tomber me relever retomber etc…” ou bien “J’ai bien peur que la Société me refuse et alors je serai terriblement dans le lac” (allusion possible au terrible cyclone du 7 janvier 1903 qui inonde sa case jusqu’au premier étage : “Le torrent balaye aussi le pont construit par Gauguin sur la Makemake. Il se trouve donc complètement isolé au milieu d’un lac”).

“Toutes ces préoccupations me tuent” conclut l’artiste.  En effet, il meurt quelques jours plus tard, le 8 mai 1953 à 54 ans. En apprenant la mort de Gauguin, Vollard écrit sans attendre à Monfreid, dans une lettre datée du 29 août : “Une très triste nouvelle. On m’annonce à l’instant la mort de Gauguin. Avez-vous entendu dire quelque chose de semblable. La nouvelle me vient de Mr Ary Leblond qui l’a eue du Ministère des Colonies. Cela ne fera que me hâter de vous envoyer copie du compte de Gauguin”.

Daniel de Monfreid, destinataire de notre lettre, est quant à lui officiellement averti six jours avant Vollard par F. V. Picquenot, administrateur aux îles Marquises le 23 août, soit près de quatre mois après la disparition de Gauguin. Mette Gauguin, la femme du peintre n’est alors toujours pas au fait de la mort de son mari presque cinq mois après sa mort, c’est Monfreid qui l’en informera ; celle-ci le priera de continuer de s’occuper des affaires de son défunt époux : “Je sais que depuis des années déjà vous vous occupez des affaires de Paul et je vous serais très reconnaissante, si pour l’amour de celui qui n’est plus vous voulez bien continuer”.

 

 

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Bibliographie :

. Gauguin à Tahiti et aux îles Marquises, Bengt Danielsson, Editions du Pacifique.

. Gauguin. David Haziot, Editions Fayard. 2017.

. Lettres de Gauguin à Georges Daniel de Monfreid. Crès, 1918. LXXXIII.

 

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