Donatien Alphonse François de Sade (1740.1814). Marquis de SADE.
Lettre autographe à son épouse, Renée-Pélagie de Montreuil.
Deux pages in-4°. (Prison de Vincennes. Mars ou avril 1779).
Haut de lettre rognée affectant malheureusement quelques mots.
« Oh ! quelle distance grand dieu ; et pourquoi faut-il que des êtres raisonnables et sensibles aient le malheur de tomber en telles mains ? »
Extraordinaire lettre du Marquis, furibond et vindicatif, comparant ses conditions de détention à celle de la Bastille, et clamant la haine qu’il porte à ses geoliers.
« Je demandais par mon mémoire un couteau. Je dis qu’il est très ridicule d’ôter à un homme la faculté de manger quand il a faim ; on m’en prête un à l’instant de dîner, voilà qui va fort bien, mais si j’ai faim le soir plus de couteau ; je renouvelle donc ma demande et te prie de l’appuyer ; qu’on emprunte mon couteau tant qu’on voudra, mais qu’on me donne au moins la facilité de manger un morceau de ce que tu m’envoies aux heures où la fantaisie m’en prend. Je demande en outre qu’on me rende la troisième promenade que j’avais autrefois par semaine ; il est inouï que plus on avance ici plus l’on soit resserré ; crois-tu que j’aie moins besoin de prendre l’air à présent que je n’avais dans ce temps-là et non vraiment ; c’est que ce n’est pas la commodité du cerbère et que tout ici est sacrifié au bien-être et à la tranquillité de ces petits tontons chéris là. Ce n’est pas le prisonnier qui intéresse, ce n’est pas leur bien-être, leur aisance que l’on envisage, c’est la commodité des geôliers, c’est là ce qui règle tout …. On se modèle dit-on sur la Bastille – C’est faux ! Car à la Bastille ce ne sont pas ces gens-là qui escortent aux promenades, ce sont les soldats, aussi sont-elles bien plus fréquentes, et n’a-t-on pas comme ici de considération pour des drôles de cette espèce… A peine ai-je exactement le temps de demander ce qui m’est nécessaire dans la journée, on entre bien vite une minute, et on se sauve comme si j’avais la peste, en me répétant toujours qu’on est pressé. En ce cas-là qu’on me donne un domestique ; je suis fait pour être servi et je veux l’être mais quand on se plaint ici on ne vous écoute pas ; le lieutenant de police, dit-on, doit visiter souvent dans l’année les prisonniers pour voir s’ils sont bien et s’ils n’ont pas de plaintes à faire … oui je sais bien qu’il le doit, mais le fait-il ? Demande-t-on une faveur, on vous fait répondre non comme le mortel généreux dont tu me parles quelque fois. Je ferai tout ce que je pourrai, dites-lui que si je le refuse je serai plus puni que lui de ne pas satisfaire ses désirs. Mais comme Moustapha quatre a ses esclaves, dites-lui que ça suffit. Oh ! quelle distance, quelle distance grand dieu ; et pourquoi faut-il que des êtres raisonnables et sensibles aient le malheur de tomber en telles mains ? …..
Non jamais je ne pardonnerai l’infamie de m’avoir fait reprendre ; c’est une horreur qui n’a pas d’exemple ; sacrifier un homme, sa réputation, son honneur, ses enfants, à la rage, à la vengeance et à l’avarice de ceux qui désiraient mon retour (Puisque le sachant ils me l’ont caché pour que je donnas mieux dans le panneau) est une exécration dont on en trouverait pas d’exemple chez la plus féroce nation ; et quand j’ai le malheur de retomber dans cet affreux piège, m’y rendre plus malheureux qu’avant, m’y tenir plus servi, m’y persécuter davantage, m’y mentir avec plus d’impudence. Ces procédés font frémir … dis dis bien à ceux qui croient corriger des hommes ainsi qu’ils se trompent bien grossièrement, ils les aigrissent et voilà tout. Persécuteurs, persécutrices, tyrans, valets de tyrans, odieux satellites de leurs honteux caprices ; vous tous en un mot qui n’avez que la vengeance pour objet, ou l’espoir d’arriver aux honneurs, en servant bassement la rage de ceux dont le crédit vous étaye ou l’argent vous nourrit … savez-vous à quoi je vous compare ? à cette troupe de poliçons qui allait insulter avec des baguettes le lion qu’on retenait dans une cage de fer ; ils l’agaçaient au travers de ses barreaux, l’impression de la plus vive crainte mêlée à leur taquinerie ; si l’animal eut rompu ses freins, vous les eussiez tous vu fuir en se précipitant les uns sur les autres et mourir de frayeur avant que d’être atteints. Vous voilà mes amis, vous voilà, jugez mes sentiments par cette comparaison, et vos infamies par sa justesse.
J’ai vécu avec une satisfaction infinie la nouvelle des progrès de mon fils, tu dois sentir combien cela me le rend plus cher… cette traduction pourtant me parait quoique dite chez le prieur, bien forte pour un écolier de six mois. Je n’en aime pas moins le chevalier, tu sais que je l’aimais davantage avant, mais tout le bien que j’apprends de l’ainée me le rende étonnamment cher. J’écrirai au chevalier comme tu dis pour l’encourager. Je te prie de bien remercier ta mère de son attention à vouloir que je partage avec elle la joie que nous donnent les progrès de cet enfant. C’est en quelque façon la doubler que de la faire arriver à moi par un canal désagréable. Qu’il est dommage qu’on ne puisse pas donner une éducation plus étendue à cet enfant … et quel chagrin sera pour moi, si je ne puis le voir en sortant d’ici. Je n’ai plus d’ouvrage pour la jeunesse, que veux-tu qu’on fasse sans livres, il faut en être entouré pour travailler, sinon on ne peut faire que des contes de fées, et je n’ai pas cet esprit-là. Réponds-moi donc sur ce livre que je demande à ton père et envoie-moi les petites bougies demandées depuis un siècle et dont je manque depuis huit jours. Je t’embrasse. »