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Marcel PROUST - La première guerre mondiale, ses pastiches et André GIDE.

« Vous savez que si tendrement que je vous aime, je ne vous crois pas pour moi un ami tout à fait véritable. »

Vendu

 Marcel PROUST (1871.1922)

Lettre autographe signée à Georges de Lauris

Huit pages in-8°. Enveloppe autographe.

Slnd [peu avant le 13 mars 1915]

Kolb, tome XIV, pages 82 à 85.

 

« Vous savez que si tendrement que je vous aime, je ne vous crois pas pour moi un ami tout à fait véritable. »

Longue et belle lettre sur les drames de la première guerre mondiale, ses pastiches et André Gide.

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« Mon cher Georges, Je vous remercie mille fois de votre lettre. Je n’osais pas vous écrire parce que, depuis le mot de Madame de Pierrebourg, je ne savais pas ce qu’on vous avait appris et je ne voulais pas vous donner des tourments inutiles.

A chaque heure je vois autrement notre malheur et ma pensée comme un kaléidoscope qui défait successivement les figures et en reforme d’autres avec les mêmes éléments me présente tout à tour Bertrand [Bertrand de Fénelon] prisonnier et Bertrand n’existant plus. Pourtant quoique à force de penser à la même chose je finisse par ne plus pouvoir juger, je crois Bertrand vivant. Mes raisons d’espérer ne sont pas les mêmes que les vôtres mais enfin elles me semblent plus fortes que mes raisons de désespérer.

Malheureusement une nouvelle qui était venue s’ajouter ces temps-ci est détruite. Ma pauvre amie Mme Berge, fille de Félix Faure que vous avez dû rencontrer au moins chez les Finaly, était sans nouvelles de son jeune fils depuis Charleroi ! Et il y a 8 jours elle apprenait officiellement par un ami du ministère qu’il était prisonnier. La joie que j’en ressentis pour elle se mêlait d’un peu d’égoïsme. Je me disais si des gens aussi « bien placés pour savoir » sont restés sans nouvelles depuis le mois d’août, l’absence de nouvelles de Bertrand ne signifie rien. Malheureusement cette nouvelle (officiellement donnée) était fausse. Par suite d’une erreur stupide, 300 familles sont ainsi passées du deuil à la joie et de la joie au deuil cette semaine-là.

Mais malgré cela je crois Bertrand vivant. Aucune des raisons qui feraient penser qu’il n’est plus et qu’il faut examiner en face, quelque affreuse que soit une pareille idée, ne me semblait sans réplique. Sa sœur m’a écrit une lettre où il y avait bien peu d’espoir. Mais enfin elle donnait ses raisons, je peux donc en juger, je les trouve faibles. Quant à l’histoire de l’auto quoique tout le monde la sache on me demande de ne pas en parler. Aussi suis-je sans précisions puisque je ne peux en demander. Mais enfin jamais je ne croirai que dans une circonstance pareille, quelqu’un ait voulu faire comme dit un de nos amis « une farce » (!) ; et si c’était une manœuvre intéressée pour avoir de l’argent, la personne serait revenue.

Mon petit Georges, je n’aime pas beaucoup vous parler de Bertrand ; vous savez que si tendrement que je vous aime, je ne vous crois pas pour moi un ami tout à fait véritable. Et mes raisons ultérieures sont peu de choses auprès du rôle peu amical que vous avez joué entre moi et Bertrand. Mais je vous jure que devant une angoisse pareille il ne m’en reste aucune amertume (j’ai tort de dire reste car je n’en ai jamais eue) et que si à toute seconde je me demande du fond de mon cœur qu’il soit vivant, c’est autant la joie que vous aurez que la mienne, qui m’est douce et m’émeut. Je peux même dire qu’elle m’est plus douce. Car vous jouirez davantage sinon qu’il soit vivant du moins de sa vie, puisque le mauvais arrangement de ma vie m’empêche de le voir. Je crois encore qu’il vous sera rendu, que la vie ne sera pas retirée à celui qu’il aimait tant et était plus digne qu’aucun d’en tirer des joies. J’avais reçu tout dernièrement une lettre de lui qui avait encore rafraîchi mon amitié.

Remerciez bien Gide de sa bienveillance pour mes pastiches. Je crois que le petit agrément qu’on peut trouver tient plutôt à des qualités (si ce n’est pas trop dire) de mon caractère que de mon intelligence. Une de ces « qualités » est que ne cherchant pas à « briller », je verse généralement dans un pastiche des choses dont un meilleur administrateur de ses biens préférerait avoir l’honneur personnel et la signature, je ne crains pas de faire dire des choses pas trop mal à Ste Beuve ou à Henri de Régnier (ce sont je crois mes 2 moins mauvais). Une autre qualité, c’est que ne prenant jamais, même inconsciemment, le bien d’autrui, je ne fais jamais de pastiche plus ou moins involontaire dans mes œuvres. Cela me donne plus de plénitude et de gaité quand j’en fais ouvertement. C’est le contraire de ce que fait tel de nos amis que vous connaissez et que Gide connaît aussi, et sous la plume de qui je retrouve tout ce que je lui ai dit huit jours avant, quoique bien assez riche lui-même il puisse se passer de ces minces acquêts. Tendrement à vous, Marcel.  Si vous avez des « tuyaux » sur la guerre vous seriez bien gentil de me les écrire en une ligne. Je vis si seul que je ne sais rien. »

 

 

 

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