André BRETON (1896.1966).

Manuscrit autographe signé.

Deux pages ¼ in-4° à l’encre verte. Ciudad Trujillo (mai 1941).

« Je demeure Surréaliste et ne sais, du reste, comment je pourrais cesser de l’être sans renoncer à mon identité. »

 

Important manuscrit à propos de la situation du mouvement surréaliste, et des artistes qui le composent, durant l’occupation allemande.

Breton analyse la situation artistique découlant des premières années de guerre : Pablo Picasso se réfugie dans son art tandis que Prévert, Tzara, Péret luttent, et que Max Ernst, fuit le pays.

Evoquant le Surréalisme, Breton ne manque pas d’adresser une vive critique sous entendue à Salvador Dali qui prétendait incarner le mouvement en son seul nom.

Il témoigne également de sa foi en la survie du Génie français, citant Rousseau, Hugo, Delacroix, Baudelaire et Rimbaud, tout en prophétisant une migration artistique vers New-York.

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RÉPONSE A L’ENQUÊTE DE LA NACION (Ciudad Trujillo)

 1) Jusqu’au mois d’août 1940 j’étais mobilisé comme médecin-chef d’une école de pilotage. Durant une année, je n’ai guère pu que saisir les réactions manifestes ou non qui se dessinaient dans les esprits à l’occasion d’une guerre longtemps indécise et qui paraissait menée sans conviction et à contre-cœur. Mon expérience de la guerre précédente m’avait appris que la conscience dans de telles périodes perd à peu près tous ces droits. Alors qu’en Angleterre le droit de discussion n’est pas aboli, on n’insistera jamais assez sur le fait quela France entrant en guerre a organisé d’emblée l’étouffement  de toute pensée libre (…) On se fut attendu malgré tout à une résistance de la part d’écrivains tels que Gide, Valéry qui passaient jusque-là pour les porte-paroles de la culture française. Leur silence ou leurs tentatives de diversion semblant bien équivaloir à un désistement. Bien entendu cette situation n’a fait qu’empirer depuis la défaite militaire. Si vous me permettez un exemple personnel, deux nouveaux ouvrages ont été récemment soumis à la censure. Le premier : une Anthologie de l’humour noir (il s’agit de Swift à nos jours par Lichtenberg, Quincy, Huysmans, Jarry, Kafka, etc. ; de l’humour qui ne fait pas rire mais bien frémir, envisagé comme moyen pour le moi de surmonter les traumatismes du monde extérieur) a été interdit ; le second, un poème intitulé Fata Morgana, qui se développe tout à fait en marge de l’actualité, est revenu avec la mention : « différé jusqu’à la conclusion définitive de la paix »…..

2) Je demeure Surréaliste et ne sais, du reste, comment je pourrais cesser de l’être sans renoncer à mon identité. De ce qu’était le Surréalisme dans ma première définition de 1924 : automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée dictée de la pensée en dehors de tout contrôle exercé par la raison. Le Surréalisme s’est élevé à une conception de lui-même beaucoup plus large (…) La surréalité est comprise dans la réalité même, et ne lui est ni supérieure, ni inférieure. J’ai été amené à faire valoir que l’écrivain, l’artiste surréaliste travaille, non plus à la création d’un mythe personnel, mais bien du mythe collectif propre à notre époque, en application du mot d’ordre de Lautréamont : « La poésie doit être faite pas tous, non par un. » J’ai pu dire aussi que le Surréalisme a pour ambition de résoudre dialectiquement toutes les antinomies qui s’opposent à la démarche de l’homme : la représentation, le passé et le futur, la raison et la folie, la vie et la mort, etc. Sur le plan artistique, la critique ne conteste plus que le Surréalisme ait eu et garde encore une grande valeur de libération (…) On admet généralement que toute la poésie et l’Art contemporains (sauf peut-être en Allemagne) en ont été influencés.

3) La plupart de mes amis sont totalement incapables de composer avec le nouveau régime, qu’il s’agisse de celui de Paris ou de Vichy. Les uns ont mis immédiatement tous leurs espoirs dans l’Amérique où je compte les retrouver ou les attendre. Ceux qui restent, presque tous à leurs corps défendant, sont privés de tout moyen public d’expression. Certains ont pris le parti d’attendre tout en poursuivant comme pour eux seuls leur activité. C’est le cas de Picasso à Paris. Picasso aime trop peindre pour ne pas chercher par la peinture et par elle seule à surmonter la misère des temps. Il explique qu’au pis-aller on lui laissera un crayon et que sinon il lui restera la faculté de gratter le mur avec son ongle. L’occupation allemande semble avoir des égards pour lui. On est allé, cet hiver, jusqu’à lui offrir du charbon qu’il a refusé. André Derain, également à Paris, passe pour le peintre le plus côté. Parmi les grandes revues parisiennes, on note la réapparition de la Nouvelle Revue Française. M. Abetz, ambassadeur d’Allemagne, en a confié la direction à Drieu La Rochelle, à charge pour celui-ci d’y mener la guerre idéologique contre l’Angleterre. André Gide qui avait collaboré mollement aux premiers numéros a fait savoir qu’il s’en retirait. On déplore d’y rencontrer auprès de celle de Montherlant, la signature d’Éluard. André Malraux qui séjourne en zone dite « libre » a déclaré qu’il n’envisageait actuellement aucune publication. Benjamin Péret, Jacques Prévert, Tristan Tzara n’ont pas quitté la France du sud, d’où Max Ernst s’apprêtait à gagner New York.

4) La culture française ne me semble aucunement atteinte dans son essence (…) Je puis vous assurer qu’en dépit des exhortations d’une presse qui depuis longtemps ne se respecte plus, aucun écrivain, aucun artiste digne de ce nom, n’est disposé au mea culpa. Ce n’est pas le génie français, celui de Rousseau, de Saint-Just, de Hugo, de Delacroix, de Courbet, de Baudelaire, de Rimbaud – et personne de bonne foi ne s’y trompe – qui est battu. Mais il faut convenir qu’une ombre immense tombe sur cette culture pour peu qu’on envisage son devenir immédiat, alors qu’on le sait en de telles mains. La brusque indigence de tout ce qui vient officiellement de France en matière de pensée et d’action ne saurait faire conclure à une crise irréparable, non plus que celle qui bouleverse l’Allemagne depuis neuf ans. L’autodafé des livres et du reste n’y peut rien : subsistent d’énormes ressources qui de part et d’autre ne peuvent avoir été accumulées en vain…

5) Mon séjour au Mexique, il y a trois ans, m’a convaincu de la nécessité de situer l’œuvre d’art dans son cadre d’origine, pour peu qu’on en ait la possibilité. Je suis sûr, en particulier, que l’optique de l’École de Paris ne vaudrait rien appliquée à la production d’un artiste comme Diego Rivera, dont les fresques, indépendamment de la grande forme historique qu’elles revêtent, réalisent un accord unique avec la vie, les couleurs du ciel, de la terre, et des feuillages de son pays. Mon admiration pour Picasso ne saurait en rien limiter celle que je porte à Rivera… Du fait de la généralisation du conflit armé à toute l’Europe, il n’est pas douteux que le centre de ralliement artistique tende à se déplacer vers New York, que New York devienne le carrefour de toutes les routes de grande aventure artistique.  Il me tarde d’assister à cette interpénétration unique dans l’histoire et d’en connaître les fruits.

6) Ce ne peut, malheureusement, être encore qu’une impression, mais du moins est-elle on ne peut plus favorable. Je suis d’autant plus heureux d’en témoigner que la République Dominicaine est actuellement l’espoir de tous ceux qui, comme moi, aspirent à retrouver ce qu’ils tiennent pour leur raison d’être et dont certains, en territoire français, ne sont d’ailleurs pas hors de danger (…) Il n’est pas de sinistre, matériel ou moral, dont l’homme résolu et capable d’incarner la volonté des autres ne puisse se rendre maître. »

 

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André Breton quitta Marseille le 24 mars 1941 en direction de New York. Sur sa route, il fit escale en Martinique, en Guadeloupe, puis à Ciudad Trujillo en République dominicaine, où il est interrogé par le peintre espagnol Fernandez Granell. L’interview est publiée dans le journal dominicain La Nacion le 28 mai 1941.

 

 

 

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