La créativité d’Alfred de MUSSET vaillamment défendue par son frère.

« … qu’on laisse mon frère tranquille et qu’on ne cherche pas à briser sa statue, pour en faire un piédestal à d’autres poëtes… »

Vendu

Paul de MUSSET (1804.1880)

Lettre autographe signée à Marcellin Pellet.

Quatre pages in-8°. Résidu de cachet de collection.

Paris, 26 janvier 1869.

« … qu’on laisse mon frère tranquille et qu’on ne cherche pas à briser sa statue, pour en faire un piédestal à d’autres poëtes… »

Le théâtre et la créativité d’Alfred de Musset vaillamment défendus par son frère.

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« Monsieur, Je viens de lire votre brochure sur le théâtre d’Alfred de Musset, et je vois avec plaisir que vous êtes parmi les défenseurs d’un poëte que deux ou trois coteries cherchent vainement à démolir depuis quelque temps. Je ne réponds jamais aux détracteurs d’une œuvre qui jouit de la faveur du public depuis une trentaine d’années ; j’y perdrais ma peine puisqu’ils y perdent la leur, mais je discute volontiers avec un esprit honnête et un critique de bonne foi, comme vous, c’est pourquoi je vous demande la permission de vous soumettre mes remarques sur votre travail.

En divisant le théâtre de mon frère en deux genres d’ouvrages, les comédies et les proverbes, vous mettez avec raison les premières au-dessus des seconds ; mais en disant que l’auteur a été Octave et Perdican avant d’être M. de Chavigny, vous n’êtes plus dans le vrai. Il a été Octave et Perdican toute sa vie, et n’a jamais été Chavigny. Le Caprice est de 1837, et dans Carmosine qui est de 1850 , on retrouve dans le personnage de Perillo la personnalité de l’auteur, c’est à dire le frère jumeau de  Perdican, de Fortunio et de Célio des Caprices de Marianne, car Alfred de Musset était à la fois Octave et Célio, c’est à dire le mauvais sujet plein d’expérience quand il n’était point amoureux et l’adolescent tendre et passionné dès qu’il avait l’amour en tête. 

Vous auriez raison de dire que l’auteur composa ses comédies avant ses proverbes, si Carmosine n’était pas un de ses derniers ouvrages et des plus beaux, quoi qu’on puisse dire. Relisez cette admirable comédie ou plutôt ce petit drame, et vous reconnaitrez que vous avez eu tort de le juger d’après l’événement de la représentation qui eut lieu en 1865 – huit ans après la mort du poète. Il n’y a rien de plus aléatoire qu’une représentation théâtrale. Pour que Carmosine ait seulement été vue et écoutée à l’Odéon, avec un Roi Pierre d’Aragon grotesque, une reine ridicule, une mise en scène défectueuse, il fallait que la pièce fût bien solide. Vous la reverrez quelque jour autrement jouée et vous regretterez ce que vous en avez dit. Le génie d’Alfred de Musset ne s’est jamais élevé plus haut que dans les scènes du 2e acte de Carmosine entre Minuccio et Perillo. Je sais bien que cela déroute fort les critiques, de voir ce génie dont on avait décrété la déchéance se relever tout à coup sur la fin de sa vie ; mais il eût été digne d’un appréciateur délicat comme vous, de signaler cette recrudescence au lieu de fermer les yeux pour ne pas la voir.

Ce que vous dites de Bettine, écrite en 1851, n’est pas beaucoup plus juste. Où avez-vous pris que l’auteur avait alors une position à la cour ? Il était bien trop indépendant pour cela, et il avait été bien plus de la cour, comme simple invité, dans le temps de son ami de collège, le Duc d’Orléans. L’événement de la représentation de Bettine au gymnase devant un public vulgaire à qui les beautés de cet ouvrage passaient par-dessus la tête, ne prouve rien. Trouvez-moi une grande actrice qui soit en même temps comédienne et musicienne, et l’on pourra juger ce que vaut Bettine à la scène.

Comment pouvez-vous dire (pages 9 et 10) que « le drame ne convenait ni au caractère de Musset ni à son talent » ? Outre Lorenzaccio, est ce que André del Sarto, dont je regrette que vous n’ayez point parlé, est-ce-que Carmosine, La Coupe et les Lèvres, On ne badine pas ne sont pas éminemment dramatiques ? Marianne, Les Nuits, Roma, tous les poèmes sérieux sont autant de drames et conçus de la manière la plus dramatique.

Quant à Fantasio c’est bien une comédie si jamais il en fut, et je ne comprends pas pourquoi vous regrettez qu’on l’ait transporté du livre au théâtre. « Il était si facile dites-vous, de ne pas monter Fantasio ! » – D’où vient que vous n’en dites pas autant de On ne badine pas avec l’amour, autre ouvrage bien plus difficile à monter et dont MM. Monrose et Régnier annonçaient tout haut la chute infaillible, la veille de la représentation ? Fantasio a réussi, d’ailleurs, et si bien réussi que les artistes brulent tous du désir de le rejouer, que Delaunay ne cesse d’étudier son rôle pour le jour de la reprise et que la pièce est destinée à s’installer au répertoire courant du théâtre français, à côté de Il ne faut jurer de rien. Quand vous l’y verrez établie, direz-vous encore « Il était si facile de ne pas la monter ? »

 Probablement vous avez subi malgré vous, l’influence des critiques unanimes du Lundi, qui sont toujours d’avis de laisser dormir un chef-d’œuvre dans le livre où il est enseveli. Vous êtes jeune, Monsieur et vous ne connaissez pas ce monde-là.  Messieurs les feuilletonnistes n’ont blâmé les changements et coupures faits à la comédie de Fantasio que parce qu’ils ont fait réussir la pièce. Si on l’eût représentée telle qu’elle est écrite, elle serait tombée et les critiques m’auraient blâmé avec plus de raison de l’avoir portée au théâtre, car ils ne peuvent vivre qu’en infligeant des blâmes. Mais il s’agit de plaire au public. La pièce m’a plu et maintenant on pourra sans danger se rapprocher peu à peu du texte primitif. Le reste est moins que riencomme l’a dit l’auteur.

Vous vous trompez encore, selon moi, lorsque vous dites que tout en admirant les dialogues brillants du Caprice et de la porte ouverte, « il faudrait peut-être déplorer le succès de ces deux charmantes œuvres », parce que depuis leur succès, le théâtre a été inondé de petits dialogues à leur imitation. Ne vous pressez jamais de déplorer la création d’un bel ouvrage, car c’est une chose trop rare pour qu’on la déplore. Bornez-vous à reprocher au public de faire à une plate copie le même succès qu’au modèle ; sans quoi il faudrait déplorer que Corneille et Racine aient fait Cinna, le Cid et Phèdre, parce que le théâtre a été inondé de tragédies insipides depuis 1630 jusqu’en 1830 où le servum pecus des imitateurs fut enfin expulsé de la scène Française. Il faudrait déplorer l’arrivée de Molière lui-même, car il a engendré la comédie dite à caractère depuis Destouches jusqu’à Colin d’Harleville. Le Caprice et Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée sont des comédies en un acte tout comme la Gageure imprévue, le Legs, le Roman d’une heure et tant d’autres petits ouvrages éminemment français dont on n’a jamais déploré l’éclosion.

Sur tous les autres points que vous traitez dans votre brochure, je trouve vos appréciations justes, d’un excellent esprit et formulées dans un bon style. Elles annoncent un jugement sain et un cœur droit, c’est pourquoi j’espère que vous prendrez en bonne part mes observations. Je pourrais encore me prévaloir de mon âge et de mon expérience pour vous conseiller de ne pas vous lancer trop avant dans votre admiration de jeune homme pour le drame en vers qui a vaincu la tragédie en 1830. Il me serait facile de vous démontrer que sa supériorité lui vient uniquement de ce qu’il en diffère absolument. Quand on l’aura beaucoup joué, le public verra bientôt qu’il n’est guère moins hors nature et guère moins ennuyeux que la tragédie ; mais cela est étranger à notre sujet et ne me regarde point. C’est l’affaire de ceux qui le prônent. Je ne trouve pas mauvais qu’on le porte aux nues, pourvu qu’on laisse mon frère tranquille et qu’on ne cherche pas à briser sa statue, pour en faire un piédestal à d’autres poëtes. Vivra bien qui vivra le dernier. Recevez, Monsieur, l’assurance de mes sentiments d’estime et de sympathie. Paul de Musset »

 

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En s’affranchissant des conventions de représentation traditionnelles pour écrire notamment des « spectacles dans un fauteuil », Alfred de Musset révolutionna en son temps l’art du théâtre, permettant des dramaturgies et des espaces scéniques nouveaux.

Son œuvre favorablement accueillie par le public lui valut parfois des commentaires acerbes de la critique. Marcelin Pellet, qui se destinait à une carrière diplomatique, semble avoir été plus mesuré dans sa critique de 1869. Le frère aîné d’Alfred, Paul, qui fut après la mort de son cadet le plus ardent défenseur de sa mémoire et de son œuvre, saisit malgré tout cette occasion pour répondre de manière précise au critique et l’aiguiller sur plus d’exactitudes.

Plus qu’une réponse, ce texte apparait comme un brillant exposé, une longue dissertation, un manifeste sur le théâtre de Musset. En revendiquant l’héritage de son frère, en établissant une hiérarchie entre les différents genres du théâtre, en bannissant définitivement la tragédie et le drame en vers, Paul de Musset place son regretté frère au pinacle de la création théâtrale du XIXe siècle.

 

 

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