Gustave FLAUBERT (1821.1880)
Lettre autographe signée à Paule Sandeau.
Quatre pages in-8° sur papier bleu. Croisset. Jeudi. [24 novembre 1859].
Légère trace de cire rouge sur le premier feuillet et quelques rousseurs.
Correspondance Flaubert. Pléiade. Tome III, pp. 57-58.
« Avez-vous lu La Légende des Siècles ? Comme c’est beau ! J’en suis resté ébloui. Quel Cabire,quel colosse que ce père Hugo ! »
Le père de Madame Bovary, affairé à la rédaction de Salammbô, s’émerveille du génie de ses aînés La Fontaine et Hugo.
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« C’est moi ! Comment allez-vous ? Il m’ennuie de ne pas avoir de vos nouvelles ! Où êtes-vous, maintenant & comment se passe votre vie ? Écrivez-moi donc un peu.
Quant à moi, je n’ai absolument rien à vous dire, si ce n’est que dans un mois j’espère me précipiter rue du Cherche-Midi. Mes jours s’écoulent dans une monotonie & une régularité monacales. – Je suis seul maintenant – (ma mère est à Paris). – Je ne vois personne & je n’entends rien – de temps à autre, un remorqueur passe sous mes fenêtres. La Seine murmure, les grands arbres sans feuilles se balancent, & pendant la nuit le vent bruït. Voilà tout. Je suis perdu dans des rêveries & des lectures sans fin ni fond. J’ai fait cet été de la médecine de l’art militaire, etc. ; un tas de choses fort inutiles. Une idée en amène une autre & je me laisse aller au courant sans trop songer à ma besogne. Voilà pourquoi je suis si longtemps à pondre un livre. « Mon dernier petit » a cependant avancé. Maintenant j’en vois la fin. Pourvu qu’il vous plaise ! Car je tiens beaucoup à votre estime littéraire. Comment accepterez-vous ce tissu d’extravagances ? En tout cas la tentative est honnête. J’ai fait ce que j’ai cru bien or nous ne valons quelque chose que par nos aspirations.
Je suis en ce moment un peu troublé par l’idée d’un voyage en Chine. Il me serait facile de partir avec l’expédition française. – & je ne vous cache pas que je lâcherais très bien mon travail & mes travaux pour m’en aller au pays des paravents & du nankin, si je n’avais une mère qui commence à devenir vieille et que ce départ achèverait. Voilà la seconde fois que je rate la Chine !
Voyager (bien que ce soit un triste plaisir) est encore la meilleure chose de la vie – puisque tout ici-bas est impossible l’art, l’amour, etc., & même le Bien-Être – j’entends la parfaite santé du corps & de l’âme, – que je vous souhaite – comme on dit à la fin des Sermons. Mais je suis lugubre, il me semble ? C’est peut-être l’influence de Moloch (dont je décris le sanctuaire) – ou bien celle de mes trente-huit ans qui vont sonner dans quinze jours ? Hélas, oui !
« Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ? »
Comme dit notre immortel fabuliste, l’inimitable La Fontaine.
Avez-vous lu La Légende des Siècles ? Comme c’est beau ! J’en suis resté ébloui. Quel Cabire,quel colosse que ce père Hugo ! Mais tout cela doit plaire très peu au bon public ? Tant qu’on ne le prend par un vice, il vous échappe, ce bon public. Plus nous irons & plus le talent se séparera de lui.
Dans ce ramassis de badauds & de misérables qui composent la Grand’ville, il [faut] bien faire des exceptions, cependant. – Vous savez qu’il s’y trouve un petit coin ou ma pensée se reporte souvent. Acceptez-la, p[ou]r si peu qu’elle vaille – & permettez-moi de baiser vos deux mains, en me disant tout à vous Gve Flaubert. »