Gérard de NERVAL (1808.1855)

Lettre autographe signée à Jules Michel.

Deux pages in-12° d’une écriture serrée.

Vienne le 26 février [1840]

« Je voudrais bien que cela me remette un peu d’inspiration dans le cœur, je tremble de reprendre mon collier de feuilletoniste. »

Nerval quitte Vienne sans le sou et inquiet de ses articles devant être publiés à Paris.

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« Mon cher Monsieur, Je suis bien honteux de vous écrire de si loin justement pour vous demander un service ; mais voici la circonstance ; elle est grave et vous la jugerez telle en pensant à l’effort qu’il m’a fallu pour vous l’exposer. Je suis à Vienne comme vous savez, depuis 4 mois. Mon temps est fait je vivrais encore fort bien ici, mais on en m’a envoyé nuls capitaux pour revenir, sans doute vu l’incertitude des affaires. Lassé d’attendre de jour en jour, je viens d’envoyer des articles à Paris pour environ deux cents francs. J’en ai à l’Artiste et d’autres que j’ai faits passer à [Alphonse] Karr et à Théo [Théophile Gautier], pour les placer. Je pars dans quatre à cinq jours avec à peine assez d’argent pour gagner Strasbourg. Là, je voudrais trouver, pour sûr, cinquante francs et j’allais envoyer l’article ci-joint à Karr pour m’en diriger la somme, comme il fait pour les autres – mais voilà que j’ai peur que mes deux 1ersarticles n’aient pas eu le temps de passer encore tous les deux, qu’il n’y ait encombrement […] J’aurai tellement besoin de trouver là la chose, me retrouvant à la même enseigne qu’il y a deux ans, que je n’hésite pas à m’adresser à vous. Vous savez que ce n’est guère dans mes habitudes, et je ne vous dis cela que pour me justifier de la perte de temps que cela va vous causer. Voici ensuite comment l’affaire se liquidera. Je vous prie de faire remettre l’article à Karr – Je le prie de vous faire remettre l’argent aussitôt qu’il l’aura, et j’ai la certitude que ce sera presque immédiatement. […]

Voilà la survie que je vous demande, si cela se peut. Le plus certain serait je crois de me mettre un mandat de la poste dans une lettre, ou de m’envoyer par un banquier, mais je crois que ce dernier moyen est le plus long. Soyez assez bon aussi pour affranchir et pour inscrire bien nettement mes noms, afin que je puisse toucher avec mon passeport à M. Labrunie de Nerval Gérard. Poste restante à Strasbourg. Vous comprenez tout de suite combien je vous bénirai à la vue de cette adresse.

Du reste ne me plaignez pas trop, ceci n’est qu’un accident qui m’arrive toujours en voyage par mon imprévoyance. Il faut dire aussi que le séjour de Vienne est beaucoup plus couteux que je ne pensais, surtout à cause de la société que je suis obligé de voir. Une fois ayant repris pied à Paris je refleuris aussitôt.

Je prends donc le bâton de voyage avec confiance et vais faire mes trois cent cinquante lieues en éprouvant que Paris est aussi loin de Vienne que Vienne de Paris. […] Je songe que je vais arriver à temps pour voir votre pièce et je voudrais bien que cela me remette un peu d’inspiration dans le cœur, je tremble de reprendre mon collier de feuilletoniste, ou de me livrer encore à la faveur incertaine des cours … »

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Vienne fut un lieu d’expérience affective majeure pour Nerval durant l’hiver 1839-1840 lorsqu’il obtint une mission du ministère qui allait lui conférer, croyait-il, la position sociale et financière stable qui lui fit toujours défaut. Aussi, sous le patronage de Sterne, Casanova et Hoffmann, entreprit-il de transfigurer par l’écriture son enthousiasme de voyageur, déjà visible dans sa correspondance à son père, son observation de la vie diplomatique, son expérience des salons autrichiens et ses vagabondages sentimentaux. Naquirent ainsi les Lettres de voyage parues dans « La Presse », les scénarios dramatiques des Trois Ouvriers de Nuremberg et du Magnétiseur inspirés d’Hoffmann et de Grétry, des portraits de littérateurs pour les journaux viennois, les Amours de Vienne envoyées à Gautier qui, après parution dans la « Revue de Paris », finirent par intégrer Le Voyage en Orient à titre d’étape vers Constantinople.

Mais la « catastrophe » comme l’appelle Nerval – la saisie d’une de ses lettres par la censure – suscita le besoin de métamorphose du réel qui trouva finalement son issue dans Pandora. Sa fascination devant la pianiste Marie Pleyel, revue à Bruxelles à l’ombre de Jenny Colon, donna toute son ampleur à cette inspiratrice qui prolongea jusque dans les crises de 1841 et 1853-1854 la quête inaccessible de l’amour rêvé avant Aurélia.

 

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Œuvres complètes (Pléiade, éd. Guillaume-Pichois), t. I, p. 1343.

Gérard de Nerval, Pandora et autres récits viennois. Sylvie Lécuyer.

 

 

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