Georges CLEMENCEAU (1841-1929)

Manuscrit autographe – Contre la Justice.

Onze pages in-4°. Quelques annotations de typographe au crayon bleu. Slnd [Paris. 1899]

 

« Comme un grand éclair dans la nuit, l’histoire de l’affaire Dreyfus bientôt illuminera l’horizon. » 

 

Important manuscrit, en premier jet, de Clemenceau, immense artisan de la lutte pour la vérité face à l’injustice de la condamnation d’Alfred Dreyfus.

Ce texte – comportant de nombreuses variantes – constitue la préface de l’ouvrage Contre la Justice publié chez Stock en 1900, et réunissant les articles écrits et publiés par Clemenceau dans l’Aurore entre le 12 décembre 1898 et le 31 mars 1899.

 

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« Préface – Ceci est la troisième série de mes articles quotidiens dans la longue campagne pour le sauvetage de l’innocence. Le titre dit tout. Le lecteur assistera au plein développement des passions ennemies de la conscience humaine. Il verra peuple et gouvernement au point vif de l’effort contre la justice et la loi. J’ose dire que le scandale n’a pas été dépassé et le sera pas.

On a trouvé des juges pour acquitter un traitre. On a trouvé des juges pour condamner un innocent. On a trouvé des hommes, dans un intérêt de secte et de classe pour glorifier le faux, le mensonge et la forfaiture. On a trouvé des troupeaux de brutes pour applaudir, et pour dire, et pour croire que le faux, le mensonge et la forfaiture, c’était l’essence même de la patrie.

Les animosités de classe, les haines religieuses, nous ont déjà donné les pires spectacles de l’histoire. Versées dans l’âme humaine, les croyances de charité, les prédications de pitié ont débordé « du vase d’élection » en tortures, en supplices, en massacres de barbarie.  Pour « justifier » le meurtre, pour excuser la débauche de sang, il faut bien mentir aux hommes et d’abord se mentir à soi-même. Le fond de l’affaire Dreyfus est la plus vieille histoire.

Ce qui en fait l’originalité c’est qu’on croyait cette histoire finie, c’est que là où le Christ avait échoué à pacifier l’âme meurtrière et l’animal humain, les philosophes avaient passé, raillant l’impuissance des dogmes et les remplaçant, comme fondement des préceptes d’amour, par d’industrieux sentiments de métaphysique d’où résultait la preuve que nous étions bons de nature et que le mal n’était qu’un accident réparable dans l’humanité.  Donc nous étions sortis définitivement de la sauvagerie primitive. Donc les crimes de l’humanité étaient, non du peuple, doux, pitoyable, aimant, mais de ses maîtres, rois ou prêtres, qui par une organisation savante d’oppression, l’empêchaient de développer sa bonté.

Il y avait bien une difficulté. Si le peuple avait tant de vertus, pourquoi tolérait-il tant de crimes de ses maîtres ? On passait outre, n’admettant pas que le geste du dominateur fut simplement l’expression de l’âme du dominé ! Et les historiens humanitaires s’empressaient à démontrer que le tyran seul était coupable et que le peuple était tout blancheur de colombe. Le peuple était Dieu, disait-on. On déclara son verbe identique à celui du créateur. Découverte admirable qui allait révolutionner le monde. Il suffisait d’installer le peuple dans sa liberté, et la justice et le droit allaient régner sur la terre.

Une nation justement était prête pour cette expérience. C’était nous, sans nulle vanité. Gesta dei, gesta populi per Francos. [L’action de Dieu, l’action des peuples passent par les Francs]. À coups de trompettes – et même de canons – nous nous hâtâmes de proclamer dans l’univers la paix de justice heureuse. Il s’ensuivit beaucoup de sang versé, et nous mîmes tout près d’un siècle à établir chez nous le régime que nous n’avions pas réussi à installer chez les autres. Il n’importe. Nous tenions notre affaire. Nous étions en possession du mécanisme merveilleux qui permet aux hommes, délivrés du mal de la tyrannie, de répandre le bien qui est en eux. Le peuple de bonté, le peuple de lumière n’avait plus de maître. Rien ne l’empêchait de faire la justice, d’organiser le droit.

À cet effet, des délégués, auxquels il donnait un mandat temporaire, se réunissaient à Paris pour mettre en lois ses volontés. Quelle organisation plus sage de raison raisonnante ? Quelle méthode meilleure de justice par la liberté ? Les historiens ne diraient plus cette fois : «  Le mal fut fait malgré le peuple. » S’il subsistait du mal, il serait trop évident que le peuple en serait la cause. Mais comme le bien seul allait fleurir, c’est au peuple que nos annalistes seraient contraints d’en rapporter la gloire.

Je ne dis rien de ce que le peuple a fait de sa puissance, quand les républicains de 1848 le décrétèrent libre et souverain. Il me plaît de ne tirer aucune conclusion de ce demi-siècle de notre histoirejusqu’à nos jours. Il m’est impossible toutefois d’ignorer le présent, et le présent montre, dans la folie furieuse d’une partie du populaire, dans l’indifférence noire des masses souveraines, en dépit des protestations de quelques-uns, les délégués du peuple et le gouvernement de leur choix accomplissant, sous l’étiquette de la République Française, le crime, interdit par toutes les Constitutions monarchiques de l’Europe, de changer les juges d’un accusé pour obtenir une condamnation. Je dis que c’est là l’acte de scélératesse par excellence.

Des juges ont acquitté un traître ; des juges ont condamné un innocent, en pleines connaissance de cause. Juges civils ou juges militaire, ce n’est pas dans l’humanité un spectacle nouveau. Changer les juges d’un accusé pour le faire condamner, « innocent ou coupable », comme dit si bien un représentant qualifié du peuple de Paris [Clemenceau fait ici une allusion au député nationaliste de Paris, Georges Berry], cela s’était vu encore ; mais d’un monarque élu de Dieu, d’un César maître du monde, non des organes légitimes de la volonté populaire. Maintenant cela s’est vu, cela s’est fait avec le concours des passions et de l’indifférence du peuple souverain, prêt à réélire demain les mandataires qui l’ont déshonoré par cette infamie.

Le gouvernement qui a demandé cet acte, les législateurs, conscients du crime, qui l’ont accompli, laisseront au front de leur République une flétrissure ineffaçable. Ils se sont marqués d’un fer rouge : cela n’est rien. Devant toute la terre attentive, avec le consentement du Démos, ils ont proclamé la faillite de leur « démocratie ». Par eux, le peuple souverain, arraché de son trône de justice, s’exhibe totalement déchu de son infaillible majesté !

Il n’y a plus de moyen de le nier désormais, c’est avec la complicité du peuple lui-même que le mal est parmi nous. L’affaire Dreyfus en témoigne clairement. Qu’est-ce que l’affaire Dreyfus ? Un cri de douleur dans l’universelle tuerie. Une goutte de sang dans l’océan d’iniquité. Il n’y a du mal des gouvernants que ce qu’en permet la foule des gouvernés. Le peuple n’est pas Dieu. Le peuple n’est pas même l’Homo-Sapiens par lequel l’humain supérieur se définit lui-même. Le peuple ne sait pas. C’est le plus grand mal de la terre. Que peut-il faire de son inutile et par là dangereux pouvoir ? Ce qu’en ont fait la plupart des monarques : le pire usage.

Le tyran collectif répandu sur le territoire n’est pas plus acceptable que le tyran implanté sur un trône. Les flatteurs, les corrupteurs, les exploiteurs ne manquent pas plus à l’un qu’à l’autre. Votre ennemi c’est votre maître, a dit un sage. Jadis la délivrance apparaissait sous la forme d’un coup de poignard d’où ne vint jamais autre chose qu’un changement de servitude. Maintenant, nous nous sommes haussés à une conception meilleure. On ne tue pas le maître quand on porte en soi la source de la tyrannie. D’ailleurs, qui pourrait tuer le peuple souverain ? Galliffet [le général Gaston Galliffet] lui-même, avec ses trente mille cadavres, n’y a pas réussi. Ne tuons pas notre infortuné maître aux mille têtes. Éclairons-le, renseignons-le, c’est le plus sûr. Envoyons-le à l’école et suggérons-lui l’envie de se faire à lui-même la leçon. Car la grande école pour lui, c’est le spectacle de l’homme à chaque heure, à chaque jour. Qu’il se regarde vivre, sentir, penser, agir et qu’il se juge.

Il a besoin de la reculée du temps. Il l’aura bientôt pour l’affaire Dreyfus, avant même que justice soit rendue. Jamais plus belle occasion de savoir et de comprendre ne lui sera donnée. Il faut seulement qu’il fasse effort pour distinguer les menteurs d’avec ceux qui disent vrai. Qu’il lise, qu’il interroge, qu’il compare, qu’il vérifie. Je ne cherche rien, par ce livre, qu’à lui fournir une tentation de connaître. La vérité nous paraît lente, n’ayant pour nous qu’une heure brève. Dans le sentiment de sa continuité, le peuple accomplit sans hâte l’évolution fatale de lumière. Sachez qu’hier il a compris un peu mieux que la veille ; apprenez que demain il comprendra mieux qu’aujourd’hui. Aidez-le, car il souffre, et tout secours lui sera heureux.

Comme un grand éclair dans la nuit, l’histoire de l’affaire Dreyfus bientôt illuminera l’horizon. On verra, on comprendra, on saura qu’une patrie sans justice est un enclos à bestiaux de boucherie. On se dira : faisons une patrie meilleure, une patrie d’humanité. Pour racheter le passé, enlevons un peu du mal présent, préparons un peu de bien à l’avenir. On le dira, on le fera et ce jour-là, morts ou vivants, les Dreyfusards auront leur récompense. »

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