Charles BAUDELAIRE (1821.1867)
Manuscrit autographe d’un poème.
Trois quarts de page in-8°. Slnd.
« Le vrai bien n’est qu’au Ciel. Il le faut acquérir. »
Copie par Baudelaire du sonnet de François Maynard « Au Comte de Carmain », dont Baudelaire remplace ici le nom par des points.
Au Comte de …….
Comte, le monde attend notre dernier adieu ;
Nos pieds sont arrivés sur le bord de la tombe,
Cesse d’aimer la Cour, et t’éloigne d’un lieu
Où la malice règne et la bonté succombe.
Le vrai bien n’est qu’au Ciel. Il le faut acquérir ;
Il faut remplir nos cœurs d’une si belle envie.
Notre heure va sonner ; songeons à bien mourir,
Et dégageons nos sens des pièges de la vie.
L’humble ni l’orgueilleux, le faible ni le fort
Ne sauraient résister aux rigueurs de la mort ;
Elle a trop puissamment établi son empire.
Ce qu’elle peut sur un, elle le peut sur tous
Et ces grands monuments de jaspe et de porphyre
Nous disent que les Rois sont mortels comme nous.
Théophile Gautier mentionne Maynard, dans la préface à l’édition de 1868 des Fleurs du Mal, à propos de la mode des « sonnets libertins » (c’est-à-dire qui s’affranchissent de certaines règles prosodiques). Dans un mot adressé à Sainte-Beuve, Baudelaire informait son correspondant du pari qu’il avait fait d’attribuer à Maynard un sonnet anonyme (mais en réalité de Théophile de Viau) du Parnasse satyrique. Ce poème du Parnasse satyrique, avec la même attribution hypothétique, se trouve recopié par Baudelaire dans Mon cœur mis à nu.
Jean Pommier, dans Les chemins de Baudelaire (page 117), précise que Baudelaire avait transcrit deux poèmes de Maynard, restés dans ses papiers — dont le nôtre, donc —, et affirme que Baudelaire « goûtait fort Maynard ».
Document reproduit dans le numéro Baudelaire du Manuscrit autographe (page 42).
Les poèmes de la main de Baudelaire sont rares — même s’il s’agit de poèmes d’autrui, ce qui du reste est encore moins commun.
Lire ces vers de François Maynard, ce sonnet de l’académicien français sous la plume de Charles Baudelaire, voilà qui pourrait à première lecture étonner ! Le renoncement aux plaisirs terrestres, la vie éternelle gagnée par l’exercice de la vertu, la vanité des gloires en ce bas monde… ce discours eschatologique et moraliste semble être tout à fait opposé aux préoccupations habituelles du dandy Baudelaire.
Charles Baudelaire, pourtant, en recopiant ces vers, les fit siens, en un sens, adoptant leur forme et leur pensée. Le sonnet, nous le savons, est une forme chère à l’auteur des Fleurs du mal. On la retrouve pour nombre de ses poèmes : A une dame créole, A une passante, La mort des amants, La Vie antérieure…
Le fond en revanche nous est moins familier, plus rare dans le paysage baudelairien. Et c’est tout l’intérêt de ce manuscrit : révéler de Baudelaire une facette peu soupçonnée mais réelle de sa personne et de sa pensée profonde.
Baudelaire copia et conserva deux poèmes (un poème du Parnasse satyrique et Au Comte de Carmain), probablement en vue de son projet autobiographique Mon Cœur mis à nu. Dans une lettre à sa mère datée du 5 juin 1863, Baudelaire expliquait ce projet. C’est un cœur gonflé de rancœur et de craintes que Baudelaire entendait dévoiler, et non celui empli d’émois et d’éthers qu’il épanchait dans son œuvre publiée. Pas de voile donc, ni de faux-semblant dans cette publication, Baudelaire renonçant même aux charmes de ses thèmes chers et féconds. La Beauté y fait place à une cruelle vérité, la volupté disparait, le Prince des nuées aussi, et l’homme vulnérable apparait. Aphorismes provocateurs et boutades cyniques remplacent l’illusion des vers enchanteurs pour dresser en filigrane un autre portrait de Baudelaire.
Paradoxalement, ce portrait est sans doute plus fantasmé que réel. Moins proche aussi de la légende baudelairienne, il la complète et la nuance.
Le présent manuscrit aurait très certainement dû figurer avec Le Parnasse Satyrique dans Mon cœur mis à nu. En effet tous les fragments autographes de Baudelaire retrouvés en son domicile après sa mort furent confiés à Madame Aupick, puis à son éditeur et ami Auguste Poulet-Malassis. Ils furent finalement édités à titre posthume par Eugène Crépet en 1887. Qui de sa mère, de son ami ou de Crépet a cru bon soustraire notre sonnet ? Toujours est-il que seul Le Parnasse Satyrique fut publié sans son alter ego.
Aussi, la redécouverte de ce poème recopié et conservé par Baudelaire éclaire, à qui le considère d’une nouvelle manière, le portrait si complexe et si nuancé de l’auteur des Fleurs du Mal. A sa lecture, une image nouvelle apparait, différente de celle imposée du poète dandy-maudit, du décadent bravant les interdits bourgeois pour chanter les voluptés calmes, la beauté des caresses et les lits embaumés d’odeurs légères…
C’est toute la richesse de Baudelaire, cet immense dissident, d’avoir su malgré lui cultiver les paradoxes. Il fut si moderne et antimoderne tout à la fois, républicain et anti démocratique, libertin et mystique. Né d’un curé défroqué il saluait le prêtre comme le seul être respectable avec le guerrier et le poète. Derrière ces quelques lignes copiées de sa main, c’est l’homme, condamné à quarante-cinq ans, à l’œuvre immortelle, qui nous apparait sous un jour nuancé.
Baudelaire catholique ? Cela sonne tel un oxymore. Mais Baudelaire pourtant n’est pas à une contradiction près. La lecture de Mon Cœur mis à nu permet d’y songer. « La Vraie civilisation n’est pas dans le gaz, ni dans la vapeur, ni dans les tables tournantes, elle est dans la diminution des traces du péché originel » … Sans doute l’attrait d’une vie spirituelle, l’appel de la Foi, se sont faits plus forts qu’on ne le pense chez Baudelaire. Notre poème en est un poignant témoignage.
Ce sonnet de Maynard pourrait, en définitive, se lire comme un touchant aveu. Il traduit une volonté, trop faible peut-être mais réelle, de se conformer à la morale chrétienne. Sa réécriture apparait comme un acte posé, une victoire de l’Idéal dans le constant combat contre le Spleen. Léon Bloy ne nous donnerait pas tort, qui, dans Un brelan d’excommunié affirmait : « Baudelaire seul fut incontestablement catholique au plus profond de sa pensée. Mais il fut catholique à rebours… ».