Jules BARBEY D’AUREVILLY (1808- 1889)

Manuscrit autographe signé – Salon de 1872. Un ignorant au Salon.

Trois pages et deux lignes in-folio montées sur papier fort. [Paris. Début juillet 1872]

« Enfin, raison dernière en faveur de M. Manet : parmi les hommes qui espéraient beaucoup de ce jeune peintre – et dès son début – il y avait Baudelaire ; et en art, Baudelaire c’est quelqu’un. Il avait le regard profond, sur et sous aigu, presque somnambulique… Il voyait. »

Superbe manuscrit de Barbey d’Aurevilly, à l’encre polychrome, devisant sur le Salon de 1872, et louant les qualités artistiques d’Edouard Manet et le sens critique de Charles Baudelaire.

Barbey d’Aurevilly, qui affirmait n’avoir développé qu’assez tardivement un intérêt pour l’art, avait jusque-là écrit quelques textes épars sur le sujet. En 1872, il accepta de rendre compte du Salon pour le journal Le Gaulois, en choisissant d’adopter un ton original, comme il l’écrivit à Armand Royer le 17 avril 1872 : « Je n’ai jamais fait de Salon et je ferai celui-là, à ma manière qui ne sera pas celle du voisin, je vous en réponds, ni même celle de personne ».

Il publia, dans ce journal, du 23 mai au 3 juillet, vingt-et-une critiques d’art sous le titre générique provocant « Salon de 1872. Un ignorant au Salon ». Le présent manuscrit (vingt et unième et dernier article) est l’ultime critique du dandy français sur ledit Salon. 

Après avoir mentionné sa déception quant au travail de Camille Corot, Barbey d’Aurevilly s’émerveille devant Le Combat du Kearsarge et de l’Alabama, œuvre de Manet présentée lors du Salon. Évoquant Turner, Stendhal, Byron, Chateaubriand, il louange le regretté Charles Baudelaire et ses analyses artistiques.

Le Combat du Kearsarge et de l’Alabama fut réalisé par Manet en 1865, immortalisant le combat naval entre les deux navires américains qui se tint au large de Cherbourg en juin 1864. Les deux vaisseaux, l’un sudiste, l’autre nordiste, s’affrontèrent dans le cadre de la guerre de Sécession, à plus de 6000 kilomètres de leur nation.

Le tableau de Manet fut acquis en 1878 par Marguerite Charpentier (1848.1904), salonnière et collectionneuse d’art, et est aujourd’hui conservé au Musée des Beaux-arts de Philadelphie.

D’un esthétisme saisissant, véritable tableau manuscrit en tant que tel, ces quatre feuillets offrent une formidable critique d’un esprit en quête de « Sensations d’art ».

Texte complet :

« Le Salon de l’Exposition ferme aujourd’hui. Je ferme aussi le mien, dans ce journal, car je n’ai pas le droit d’y vivre un jour de plus que l’évènement qu’y m’y a fait naître… D’ailleurs j’ai à peu près tout dit sur la fleur des œuvres exposées… sur les quelques tableaux qui, pour une raison ou pour une autre, doivent être tirés du tas… Le tas est, en effet, vainqueur au Salon cette année, dans ce temps glorieux de République, qui est, elle-même, le triomphe du tas !

Je ne suis point le Saint Vincent de Paul des pauvretés de la peinture et je les laisse, sans tristesse, de ne pouvoir prolonger ma randonnée dans un Salon sans grande valeur d’ensemble, où les œuvres originales sont si rares et où des genres même manquent tout entiers, par exemple le paysage qui y fait hiatus, malgré les médailles qui veulent le boucher, cet hiatus, et qui ne sont que des pièces à côté du trou. Oui, le nombre des toiles n’y fait rien, la paysage manque au Salon, si on exige, pour qu’il soit, ce genre difficile, la supériorité sans laquelle les œuvres d’art ne sont réellement pas. Tant pis pour les égalitaires, il n’y a dans le monde que des supériorités, mais particulièrement dans les Arts, la plus féroce des Aristocraties ! Nul paysagiste inconnu et nouveau n’a surgi dans l’absence des anciens qui ont eu cette année le succès de l’absence et le triomphe du regret. Les noms de MM. Corot et Français s’y détachent, il est vrai, sur la tourbe des jeunes noms insignifiants, qui n’effaceront pas les leurs, mais M. Corot ne se renouvelle pas. C’est toujours le même éventailliste blond, peignant toujours les mêmes blonderies, passées comme les blondes après vingt-cinq ans, et M. Français, avec son idylle de Daphnis et Chloé, n’a fait qu’un tableau d’Institut, une poussinade. M. Français n’est qu’un petit poussin du grand Poussin qui, lui, fut un coq ! Quant à M. Jules Breton, je le laisse sous le couteau de Théophile Silvestre… Parmi les descriptifs des choses naturelles, un seul m’a donné une forte sensation de Nature, et ce n’est pas à proprement dire un paysagiste ni un paysage que l’homme et le tableau dont je vais parler. Étonnez-vous un peu, comme je me suis étonné moi-même ! … Je vais parler de M. Édouard Manet et de son tableau du Combat du Kearsage et de l’Alabama.

Edouard Manet, selon les uns, n’a aucun talent. C’est un barbouilleur systématique et volontaire, qu’on a dans ces derniers temps impitoyablement ridiculisé, ce qui n’implique pas qu’il soit ridicule (ah ! non ! par exemple !). Selon les autres, c’est un homme de génie, pas moins ! qui comme tous les hommes de génie, ces gentilshommes de l’art et de la pensée savent tout sans avoir rien appris. Je ne connais pour mon compte qu’un seul tableau de l’œuvre de M. Manet, sa Danseuse espagnole, trop chinoise pour moi et que je ne suis pas assez chinois pour beaucoup aimer, mais à laquelle je reconnais pourtant des mérites neufs. Mais ce que j’aime plus que tous les tableaux, ce à quoi je vais de premier bond, c’est l’homme, artiste ou penseur qui veut fouler au pied l’idée commune et faire passer par-dessus, la dague au point, l’Initiative ! D’un autre côté, les bonnes réputations, qui toute ma vie m’ont joué de leur musique, m’ont donné un préjugé en faveur des mauvaises, et je traverse volontiers l’injure, le ridicule, les risées insolentes dans lesquelles on les roule comme des pêches pelées dans du sucre, pour juger de ce qui en est de ces mauvaises réputations, trompeuses parfois comme des bonnes. Enfin, raison dernière en faveur de M. Manet : parmi les hommes qui espéraient beaucoup de ce jeune peintre – et dès son début – il y avait Baudelaire ; et en art, Baudelaire c’est quelqu’un. Il avait le regard profond, sur et sous aigu, presque somnambulique… Il voyait. Ses Œuvres Esthétiques, qui sont pleines de pensées que lui suggérait la peinture, donnent une grande idée des facultés du critique d’art qu’il aurait été, et que la mort a fauchées. Il aimait l’audace, et celle de Manet ne lui faisait pas peur. Qu’aurait-il dit s’il eut vécu et s’il eut vu le Combat du Kearsage et de l’Alabama? Je l’ignore, – mais toujours est-il que moi, qui ne vois pas si clair que Baudelaire dans l’avenir d’un homme et dans ses facultés en puissance, j’ai été atteint, devant ce tableau du Kearsage et de l’Alabama, d’une sensation que je ne croyais pas M. Manet capable de me décocher.

C’est une sensation de nature et de paysage … très simple et très puissante. Comment croire que je la devrais à M. Manet ?… S’il y a un homme de civilisation, de civilisation avancée et bleuâtre, – comme on dit des perdrix –  s’il y a un raffiné et un dégoûté dans ce temps, où tous les moutons de panurges se noient dans un poncif universel, et dans ce troupeau de moutons, un bélier qui veuille échapper à cet océan de vieilleries – S’il y a un retors et un roué d’art, c’est M. Manet. Et voilà qu’en faisant son tableau – un tableau de guerre et d’abordage, qu’il a conçu et réalisé avec la rétorsion d’un homme qui veut, par toute voie, échapper à l’affreux poncif qui nous submerge – c’est ce qu’il y a de plus naturel, de plus primitif, de plus à portée de tout pinceau depuis que le monde est monde, que M. Manet a le mieux exprimé dans son tableau du Kearsage et de l’Alabama.

Un homme moins retors que M. Manet aurait placé ses vaisseaux combattants sur le premier plan, pour concentrer pour concentrer mieux l’attention du spectateur sur le combat même. ; mais M. Manet a fait comme Stendhal, dans sa bataille de Waterloo, vue par derrière, et dans un seul petit groupe, éloigné du champ de bataille. Il a fait comme Chateaubriand, qui reçut l’impression de ce terrible Waterloo par les frémissements de la terre, ébranlée par le canon, à quelques lieues de la batailles, et même comme Byron, qui coupe la joie, le mouvement et la musique d’un bal à Bruxelles par ce bruit du premier coup de canon, venant du lointain ! … M. Manet a rejeté ses deux vaisseaux à l’horizon. Il a eu la coquetterie de les y rapetisser par la distance. Mais la mer qu’il gonfle alentour, la mer qu’il étend et amène jusqu’au cadre de son tableau, dit assez le combat à elle seule, et elle est plus terrible que le combat… On juge du combat d’après ses houles – d’après le profond soulèvement, d’après l’arrachement de l’abîme, de ses flots tuméfiés.

Je suis de la mer. J’ai été élevé dans l’écume de la mer. J’ai des corsaires et des poissonniers dans ma race, puisque je suis Normand et de race scandinave, et cette mer de M. Manet m’a pris sur ses vagues, et je me suis dit que je la connaissais. Elle est merveilleuse d’observation saisie… Le tableau de M. Manet est avant tout une merveilleuse marine. C’est là un sublime paysage dans toute l’acception profonde du mot, un paysage qui n’est ici ni l’éternelle clairière empourprée dans les bois, vers le soir, ni l’éternelle mirette des eaux qui réfléchissent des arbres renversés, non ! Mais une vue de mer – infinie – sous des vaisseaux perdus et presque imperceptibles, à l’horizon ! … La mer qui ne devrait être qu’un détail, un accompagnement, un fond de toile dans le tableau de M. Manet, devient, à force d’être réussie, l’objet principal, l’intérêt, la vie du tableau. Un jour, le fameux Turner fit un paysage avec une atmosphère, rien de plus qu’une atmosphère, – un ciel vide de tout, excepté de lumière et de couleur. M. Manet aurait pu peindre la mer toute seule. Il aurait pu supprimer ses vaisseaux, et son tableau n’en eut été que plus grand. La mer toute seule, avec sa houle, turgescente et verte, plus forte que les hommes qui s’agitent et se canonnent à sa surface, et dont les boulets tombent dans ses gouffres sans jamais pouvoir les combler !

Très grand – cela – d’exécution et d’idée ! M. Manet, malgré la civilisation adorée et exécrable qui nous corrompt tous, peut devenir un peintre de grande Nature. Aujourd’hui, avec sa marine de l’Alabama, il l’a épousée, la Nature !… Il a fait comme le Doge à Venise et jeté un anneau d’or dans la mer !

Ainsi, un seul paysagiste ! qui soit sorti du Salon cette année ! Et c’est M. Edouard Manet !Est-ce incroyable ? … Chose inouïe, mais certaine, mais incontestable pour moi. Quant aux portraits qui, encore plus que le paysage, – ce genre si tentant à une époque matérialiste où l’âme humaine est chassée de partout ; quant aux portraits qui encore plus que le paysage, doivent, un jour, absorber la grande peinture et la faire disparaitre, que vous en dirai-je ? Ils pleuvent, cette année, au Salon. C’est tous les fléaux d’Égypte en un seul… Mais un seul qui justifie la vanité furieuse d’une race qui n’est plus ni belle ni puissante, et qui n’a pas le droit de s’étaler en de telles proportions insolentes dans ses Musées humiliés, un seul qui vous fasse relever la tête et dire fièrement , – comme Mme Bordas chantant « La Canaille » : – Eh bien, j’en suis ! il n’y en a pas !!

Poses de mauvais goût ; visages lymphatiques, de pâleur hortensia, bleuâtre ou verdâtre ; sujets de monstres à peindre sur des vases chinois ; type de bourgeois enrichis, endimanchés, battus (ils le sont un peu, dans ce moment-ci), contents et … le reste ; Toilettes de cabotines et tenues de notaires, – voilà ce que j’ai vu sur toute la ligne, et je n’ai pas, je l’avoue, cherché les noms de toutes ces guenilles qui neme sont pas chères ! et je ne les aurais pas d’ailleurs trouvées au livret car la vanité, défiante à force d’être la vanité, n’a pas osé les y écrire… Parmi ces portraits, les seuls qui m’intéressent, les portraits de femme, – car les hommes n’ont de figure pour moi que quand ils ont beaucoup d’esprit, d’âme et de génie, – je n’en ai vu qu’un, que j’appellerai la Dame bleue, inscrite aux initiales de Mme L.A., par M. Saint-Pierre, dans le livret. C’est charmant de couleur, d’arrangement, d’artifice. Elle sait se mettre cette femme-là. Elle est, à elle-même, son propre poëme. La poésie des femmes est-elle ailleurs ? Toute bleu et blanc, avec des perles au cou et des reflets de perles au teint ; les cheveux blonds, tombant, comme une frange d’or, dans les plis de la robe. Une rose, – l’unique chose qui ne soit ni blanc, ni bleu, dans cet azur et dans cette lumière, – une rose arrête le regard entre les deux seins, – c’est la flèche ! Les yeux aussi saphirs que la bague, mais hélas beaucoup moins vivants, – attendant – viendra-t-il ? – le rayon que le saphir n’attend pas, et qui ferait peut-être un saphir humain de ces deux insignifiantes pierres bleues !

Et voilà tout et tout serait dit, mais il est un portrait entre tous que je ne puis rejeter avec les autres, car ces portraits, ça a été trois jours (trois jours seulement) l’évènement du Salon ! Parmi ces portraits, je ne veux voiler celui de M. Thiers, comme celui de Marino Faliero, le décapité. Je ne le veux point, d’abord pour M. Thiers qui n’a de Marino Faliero que la vieillesse, mais surtout pour Mlle Jacquemart, qui appuie d’un exemple de plus mon opinion déjà exprimée sur l’impuissance virile de toutes les femmes  qui font les hommes dans les arts. « Elle a fait ce qu’elle a pu après tout la pauvre diablesse ! » finissait par dire Mme de Staël, d’une actrice qu’elle avait vantée avec flamme, sans pouvoir faire partager sa flamme à personne. Je suis bien persuadé que Mlle Jacquemart a fait aussi tout ce qu’elle a pu ; mais elle n’est sortie ni du sec, ni du commun, ni du laborieusement médiocre, et malheureusement, c’est ressemblant, quoique M. Thiers, de mine, soit mieux que cela. Il n’est ni si ratatiné, ni si poire tapée, ni si compote. Les besoins esthétiques de Mlle Jacquemart qui lui firent un jour choisir la tête de M. Duruy pour donner une idée de la force et de la transcendance de son idéal, à elle, les besoins esthétiques sont-ils satisfaits ? … C’est fort probable, mais les miens, à moi, demandent toujours : Eh quoi ? un M. Thiers complet tel qu’il est… si je le disais ! Un soir chez Mme Récamier, on parlait du Premier Consul, (le Président de la République d’alors), on vantait la beauté de ses mains et jusqu’à la splendeur de ses ongles. Ah ! ne parlons pas politique ! dit le duc de Montmorency. Barbey d’Aurevilly. »

 

 

 

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