André BRETON (1896.1966).

Lettre autographe signée à un contributeur de la Revue surréaliste.  

Deux pages in-4° sur papier rouge sang.

Paris. 2 mars 1933.

 

« Depuis un demi-siècle, aucun marxiste n’a compris Marx. »

Très dense lettre de Breton à un camarade saisissant l’occasion de sa contribution au Surréalisme A.S.DL.R pour lui livrer un extrait de sa conférence donnée quelques jours plus tôt, au Grand Orient de France, sur la littérature prolétarienne et le marxisme. Breton imaginant la création d’un manuel marxiste de littérature générale.

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« Cher ami, en l’absence de Paris de Paul Eluard (en traitement dans un sanatorium de Haute-Savoie et qui doit rentrer dans une huitaine de jours) j’ai pris seul connaissance de votre lettre. Merci de tout cœur. Le texte que vous nous adressez, accompagné de l’indication des circonstances auxquelles il doit d’exister, me semble du plus grand intérêt et, si vous le permettez, je le publierai avec une partie de vos commentaires dans l’un des numéros 5 et 6 du Surréalisme A.S.D.L.R [Le Surréalisme au service de la révolution], que je me propose de faire paraître très prochainement. Dites-moi si je puis user de votre nom sans vous nuire, j’en serais désolé naturellement.

Je suis très heureux de vous savoir plus près de Paris et me réjouis fort de vous voir à Pâques. Téléphonez-moi, je vous prie, à trinité 38-18 dès votre arrivée.

Loin de trouver singulière et à plus forte raison fâcheuse la question que vous vous posez, je suis au contraire très sensible à la confiance qu’elle nous témoigne. J’y répondrai aussi simplement que vous la posez.

Il est très intéressant que vous soyez amené à enseigner actuellement la littérature française et très frappant, aussi, que vous songiez à nous consulter à ce sujet. Au cours d’une conférence que j’ai faite le 23 février dernier [Breton s’était exprimé sur la littérature prolétarienne au Grand Orient de France], sous les auspices de l’Association des Ecrivains et Artistes révolutionnaires et dont peut-être vous avez lu dans l’Humanité un compte-rendu extrêmement tendancieux, je me suis précisément étendu sur la nécessité de remédier dans ce domaine à l’insuffisance des programmes scolaires, d’une part, et, d’autre part, de réagir contre la tendance qu’on observe dans les milieux révolutionnaire à considérer avec une sympathie par trop exclusive et souvent par trop aveugle les œuvres d’écrivains qui ont pris le prolétariat pour thème ou qui ont su tirer parti d’un simple verbalisme révolutionnaire. Je citais, à l’appui de cette proposition, le jugement très défavorable porté par Engels sur Vallès et Zola et ses appréciations par contre très favorable sur Balzac et Ibsen (il a, dit-il, plus appris dans la “Comédie humaine” que “dans tous les livres des historiens, économistes, statisticiens professionnels de l’époque, pris ensembles”, “Ibsen a une énorme importance historique”, etc.) Faute de pouvoir vous adresser une copie de cette conférence (que je compte d’ailleurs publier) voulez-vous me permettre de vous en citer ce passage, – excusez-moi :

“De la même manière que nous avons pensé devoir fixer comme première tâche pratique à la sous-section philosophique créée à l’intérieur de la section littéraire de notre organisation la rédaction d’un manuel de matérialisme dialectique (il n’est besoin, pour en faire éprouver la profonde nécessité, que de citer cet aphorisme de Lénine, extrait de ses Notes de lecture sur Hegel, encore inédites en français : “On ne peut comprendre complètement LE CAPITAL de Marx et particulièrement le Ve chapitre si l’on n’a pas étudié à fond et compris toute la logique de Hegel. C’est pourquoi, depuis un demi-siècle, aucun marxiste n’a compris Marx”) ; de la même manière, dis-je, que notre rôle est de remédier, ne fût-ce que dans des proportions très modestes, à cet état de choses, il me semble qu’une des tâches qui devraient s’imposer à la section plus particulièrement littéraire de notre Association serait l’élaboration d’un manuel marxiste de littérature générale tendant à situer clairement, à l’exclusion de toutes les autres, les auteurs et les œuvres dont l’importance historique, sous l’angle très large où nous engage à les considérer Engels, apparaît aujourd’hui indéniable. Comme un tel manuel devrait être nécessairement très sommaire, je le verrais fort bien se compléter, pour nos camarades déjà plus avertis, par une série de cours marxistes de littérature générale professés à l’Université Ouvrière et qui me paraîtraient compléter très utilement les cours de littérature marxiste. On pourrait, par exemple, y étudier successivement les matérialistes français, la littérature politique de la Révolution française, l’époque romantique, les principales écoles d’historiens, le réalisme, le naturalisme, ce qui mérite véritablement le nom de poésie française au XIXe siècle, etc. J’ajoute que serait tout indiqué pour prendre place au début de ces exposés une critique et, si possible, un essai de révision des seules thèses marxistes que nous possédions sur la question et qui sont les thèse de Plékhamov. Nos camarades russes, en nous les présentant dans les numéros 3 et 4 de Littérature de la Révolution mondiale, ont déjà fait porter sur ces thèses d’extrêmes réserves touchant l’opportunisme politique et philosophique de leur auteur et j’estime que de grandes réserves littéraires et artistiques seraient aussi de mise. Il n’empêche que ces thèses, dont presque tous les exemples ont été empruntés à la littérature et à l’art français, nous fourniraient une occasion unique de définir par rapport à elles et d’objectiver notre position.”

Je pense qu’il vous sera facile de déduire de ce fragment la position que mes amis et moi estimons devoir être prise en face d’un problème tel que celui que vous posez. Si vous faites la part de ce qu’il y a de nécessairement élémentaire dans les indications ci-dessous, qui s’adressent à un auditoire beaucoup plus primaire que le vôtre, et si vous ne retenez de ces suggestions que ce qui peut entrer dans les limites d’un programme comme celui qui sans doute vous est imposé et que j’ignore, il me semble que vous pouvez exercer dans ce domaine la même influence salutaire que dans celui de la philosophie.

Je suis naturellement à votre disposition pour vous fournir toutes précisions utiles, s’il y a lieu. Resterait à me faire savoir sur quoi doivent porter vos cours. Très touché de votre confiance, je vous prie de me croire, cher camarade, votre tout dévoué André Breton. »

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La revue “Le Surréalisme au service de la révolution” ou “Surréalisme ASDLR” succéda à la revue “La Révolution surréaliste”. Celle-ci comptera 6 numéros de juillet 1930 à mai 1933.

 

 

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