(Paul VERLAINE) – Eugénie KRANTZ (18-.1897)

Lettre autographe signée à Edmond Lepelletier.

Une page in-4° oblongue et une page ¼ in-8°. Paris. 24 avril 1896.

 

« Au nom de ceux que vous aimez, ne me laissez pas mourir de faim. Ce que vous ferez pour moi me donnera du courage pour travailler sans avoir besoin de me prostituer et Paul Verlaine du haut du ciel vous le rendra. »

Extraordinaire lettre d’Eugénie Krantz, dernière compagne du poète, suppliant Lepelletier de lui venir en aide.

Pour une lecture plus aisée, nous avons transcrit la missive de Krantz – rédigée dans un surprenant français phonétique – avec une juste orthographe. La version originale du texte est reprise plus bas.

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« Monsieur Lepelletier, Je vous en prie, au nom de votre grand ami Paul Verlaine, venez-moi en aide. Je suis tout à fait abandonnée. Personne des amis de Monsieur Verlaine ne me vient en aide quoi que Monsieur de Montesquiou-Fezensac m’avait bien promis de ne pas me laisser dans la peine et voici 4 lettres que je lui adresse sans aucune réponse. Cependant, moi je lui ai laissé emporter 2 eaux fortes de Monsieur Paul Verlaine qu’il désirait. Mon propriétaire me réclame le terme, je n’ai pas le moindre sou. Il faut que je lui donne 100 francs le 14 du mois prochain, je n’ai que 20 francs que Monsieur François Coppée m’a fait la gracieuseté de m’envoyer. Voyez Monsieur, il me manque 80 francs. Car le propriétaire me menace de garder tout mon mobilier. Je suis retournée chercher de l’ouvrage à la balle jardinière mais ces messieurs, sous prétexte que je n’ai pas travaillé depuis longtemps, me donnent des vestons de 18 ans piqués double tout surjetés à la main pour la somme de 3 francs ; il faut deux jours pour en faire un et 10 sous de fourniture.

Que faire avec cela ? Je suis souffrante du froid que j’ai pris le jour de la mort de Paul Verlaine. Dans l’espoir Monsieur que vous n’abandonnerez pas l’intime amie de votre grand ami Paul Verlaine, toute dévouée, sans intérêt aucun. Tous auraient compassion pour moi. Car personne que Monsieur Coppée n’a rien fait pour moi. Et l’argent que le notaire me doit pour tous les frais n’est pas paraît-il terminé. Monsieur, au nom de ceux que vous aimez, ne me laissez pas mourir de faim. Ce que vous ferez pour moi me donnera du courage pour travailler sans avoir besoin de me prostituer et Paul Verlaine du haut du ciel vous le rendra. Agréez Monsieur mes salutations respectueuses de votre toute dévouée Eugénie Krantz, 39 rue Descartes. Veuillez monsieur mettre sur la lettre recommandée, sans cela elle pourrait m’être soustraite par la concierge qui me remet presque toutes les lettres décachetées. Si vous désirez quelque petite poésie inédite, je pourrais vous les fournir car j’ai encore 3 manuscrits tout à fait inédits, puis un Louis XVII avec la copie, et la première eau-forte signée de Monsieur Zorn (Anders Zorn), et autres petites choses aussi amusantes. »

 

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Verlaine rencontre Eugénie Krantz, dite « Nini-Mouton » en 1891. Diversement bonnetière, prostituée et cocotte de cabaret, Krantz partagea les dernières années du poète jusqu’à sa mort le 8 janvier 1896. Sans le sou, vagabonde, et abandonnée de tous, elle meure en 1897. Le témoignage posthume de St Georges de Bouhélier sur la relation Verlaine / Krantz est assez saisissant :

« Dès le début de ce récit, j’ai indiqué que quinze ou vingt jours avant la fin de Verlaine, j’avais eu l’occasion de le rencontrer et que nous avions dîné ensemble. Au cours de ce dernier repas (dont Cazals et Gustave Le Rouge ont dit un mot, d’après ce que Verlaine lui-même leur avait raconté), la conversation devait tomber sur Eugénie Krantz. Voilà pourquoi j’y reviens. À tous ceux qui ont étudié la vie de Verlaine, ses relations avec cette personne apparaissent inexplicables. Dans les années où ils se sont fréquentés, Verlaine n’avait évidemment rien d’un homme séduisant, ni même appétissant et acceptable, mais quand je me rappelle Eugénie Krantz, je ne retrouve dans ma mémoire qu’une femme plutôt désagréable d’aspect, à la figure rougeaude et semée de rides, aux yeux petits et méchants. L’impression qu’elle donnait était loin de suggérer quoi que ce soit d’un pouvoir sensuel et physique, même élémentaire. En dépit des vers qu’il lui a dédiés et dans lesquels il parle de leurs « nuits », la femme ne devait pas agir sur Verlaine par l’attrait du vice. (Je ne puis pas me passer d’elle, a-t-il écrit dans l’une de ses lettres.) Avant de s’être mis en ménage avec elle, et de l’avoir affichée publiquement comme sa « presque femme », il s’était fait héberger par elle rue Saint-Victor, et il s’était montré satisfait de la vie commune. Cependant il ne cessait de se plaindre de ses violences. Ce n’était pas une femme de tout repos. Plus souvent qu’à son tour il lui arrivait de s’abandonner à ses impulsions d’hypocondriaque. C’était au point qu’il devait la quitter. Le cher foyer tant désiré redevenait pour lui quelque chose d’intolérable, il ramassait ses pauvres hardes, faisait un paquet de ses manuscrits et se reprenait à courir les routes, demandant asile à n’importe qui. Mais, la tempête une fois passée, il revenait toujours à Eugénie Krantz pour lui demander pardon. »

 

 

 

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