Jean-François CHAMPOLLION (1790.1832)

Lettre autographe signée au chevalier William Gell, à Rome.

Cinq pages in-4° illustrées d’une trentaine d’inscriptions hiéroglyphiques.

Adresse autographe et marques postales. Lettre inédite.

Grenoble, le 4 janvier 1826.

 

« … j’ai si rarement occasion de parler hiéroglyphes avec quelqu’un qui m’entende avec intérêt… »

Extraordinaire et longue lettre du père de l’égyptologie – inédite – à l’archéologue William Gell, décryptant avec enthousiasme l’ensemble des inscriptions hiéroglyphiques confiées à son analyse.

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Vie, santé, force pour mon ami (aimé) Gell, aimé des dieux

Mon cher & obligeant ami, J’ai mille graces à vous rendre pour les bonnes choses que vous ne cessez de m’envoyer ; ne soyez donc pas étonné si je trouve vos lettres et trop rares et trop courtes et surtout si je peste contre votre mauvaise tête qui vous les fait oublier deux mois entiers sur votre bureau : au nom d’Osiris, et d’Amon-Ra s’il le faut, ayez un peu plus de mémoire et je serai certain d’avoir beaucoup plus de plaisir : Pardonnez moi du reste ce petit grain d’égoïsme, car c’est vous qui le faites naître en me comblant de richesses hiéroglyphiques.

La petite inscription de la chambre d’Osiris à Philée (1) signifie je crois ceci est la Déesse Isis auprès de son frère Sénoufra défunt, Seigneur de la région de Sanemt (2) si les mots [Hiéroglyphes] sont exacts ; ce dont je doute un peu, n’ayant jamais rencontré de nom de région semblable dans les textes nombreux que j’ai pu consulter. Je ne sais que faire non plus du groupe [H] après [H] (son frère). Il y a peut-être une omission et s’agissait-il d’exprimer que la déesse Isis était debout vers les pieds de son frère Osiris-Senoufra. Le cartouche [H] n’est qu’une variante de [H] (3) Senoufra ; l’homophone [H] pour [H].

L’inscription d’Ibsamboul (4) m’a véritablement charmée ; je voudrais savoir sur quelle partie du monument elle se trouve : il serait précieux que ce fut la date de la dédicace du monument entier ; voici ce que j’en puis retirer malgré quelques séries de caractères indécis : L’an XXXV, du mois de Tâbi le 13 sous la présidence (je corrige [H]) de l’Aroeris puissant ami d’Ammon du seigneur des Panégyries comme son père le Dieu Phtha……, du conservateur du pays (je lis [H]) …… du seigneur d’en haut et d’en bas, de l’enfant des dieux …… du grand possesseur des années le Roi gardien du monde terrestre (soleil gardien de la vérité approuvé par le soleil) fils du soleil manifesté dans (le reste manque).

Il est donc très désirable d’avoir la suite de cette inscription qui peut être d’une haute importance pour l’histoire ; et il serait bon d’engager Mr Wilkinson de s’en procurer une copie entière : je vous prie aussi de lui recommander, s’il en est encore temps ou s’il en la possibilité, de faire prendre une empreinte en papier mouillé d’une énorme inscription hiéroglyphique gravée sur un massif entre deux piliers du grand temple d’Ibsamboul (5). D’après ce qu’on m’en a dit, ce doit être un texte infiniment curieux : il importerait aussi de copier les cartouches des petites salles du même temple. Recommandez-lui aussi de copier l’obélisque de Begyg près du medinet-el-fayoum (6) ainsi que ceux des ruines de San (Tanis). Le Roi fondateur du temple de Bet-el-Wayléh (7) que je connais déjà sous le nom de Bet-Wally, est bien [H] (8) Le Soleil gardien de Vérité, le fils du Soleil, chéri d’Ammon Ramsès c.a.d. Ramsès IIe, le 4e prédécesseur de Ramsès-le-Grand-Sesostris.

Le roi nommé à Semné [H] (9) Soleil seigneur de la région de Lal (ou de la force), est le dernier roi de la XVIIedynastie légitime dont le nom propre que j’ai trouvé dans les papyrus hiératiques est [H](10) ([H]) l’Amosisdes Grecs, celui qui a chassé les pasteurs, le père d’Aménowtep chef de la XVIIIe.

Les autres Rois nommés dans la même inscription (que je serais bien désireux de connaître si vous l’avez en entier) sont 1º[H](11) Thoutmosis IIe arrière-petit-fils d’Amosis 2º l’autre que vous m’indiquez seulement par le cartouche incomplet [H] doit être ou son prédécesseur ou son successeur. Du reste le temple de Semné est un des plus anciens des temples de l’Égypte et de la Nubie : il est dédié au Dieu Nil et au Roi Osortasen [H](12) de la XVIIe, Bisayeul [sic] du Roi Amosis le père de toute la XVIIIe dynastie.

La légende de la fille de Roi royale épouse principale [H](13) copiée à Sebouâ (14) m’est tout à fait inconnue, je présume qu’elle est inexacte : c’est probablement le nom de Berenice-Evergete Ière : mais je n’oserais l’assurer je suis dérouté par les deux B [H] (BB) et par la finale [H] aussi bien que par les caractères indécis [H] du milieu de ce nom.

Les cartouches de l’Adytum de Dakké (15) ceux du Roi dont-Ammon-a-gouté-la vie l’approuvé du SoleilArkemen (ou Argemen) toujours vivant aimé d’Isis, font mon désespoir depuis 4 ans. Je ne sais à qui les rapporter si ce n’est à un roi d’Éthiopie nommé Ergamènes par Diodore de Sicile : mais cet Ergamène (16) était-il Roi de Nubie ? Voilà ce qu’il faudrait décider. [H] est un synonyme abrégé de [H] approuvé du soleil, très fréquent sur les scarabées. Vous me feriez le plus grand plaisir en me communiquant tout ce que vous avez de la grande inscription ptolémaïque de l’an XXIV à Philée.

Je crois que le signe [H] abréviation du groupe [H] ou (lacune) exprime la Nubie, le pays au-dessus des cataractes ; je ne trouve le titre [H] qui est (adoré) en Nubie, donné qu’aux seuls dieux des temples de ce pays-là. C’est un titre tout à fait local comme ceux de[H] qui est dans Manlak à Philée, [H] qui est dans Sné, à Esné [H] qui est dans Pselk à Dakké (l’ancienne Pselcis). &c &c.

L’inscription du temple d’Esculape à Philée m’intéresserait beaucoup si vous l’aviez toute entière : ce que vous avez la bonté de m’en communiquer ne contient que les titres du Roi, sans le nom du dieu qui doit être [H]Imouthoh fils de Phtah, comme je le vois par une portion de cette même inscription gravée dans le livre de Mr Salt.

Je suis on ne peut plus certain du nom royal du pharaon Amasis ou Amosis de la XXVIedynastie Saïte : son nom propre est écrit [H] ou en abrégé [H] et il est composé de [H] ou [H] Amosis, Amasis (l’enfanté de la lune [H]) et du titre [H] le fils de Neith déesse protectrice de Saïs et des Rois Saïtes. Le signe figuratif [H] répond dans les textes au groupe phonétique [H] le copte [H] la Lune. Quant au groupe [H] il est rendu phonétiquement dans les textes par [H] ou [H] NT le copte [H] ou [H] qui signifie Navette, instrument du tissage inventé par la minerve égyptienne aussi bien que par la grecque. J’ai d’ailleurs un million de preuves que [H] est un des noms symboliques de Neith.

Je recevrai avec autant d’empressement que de reconnaissance tout ce que vous voudrez bien me communiquer et je saisirai, comme je le dois toutes les occasions de vous faire honneur en même temps qu’à Mr Wilkinson. J’attends avec impatience votre inscription hiéroglyphico-démotique.

Il est infiniment probable qu’à la fin de mai prochain ou dans le courant d’avril je passerai quelques jours à Rome où il me serait bien agréable de vous trouver : je me dédommagerais alors des circonstances qui dans mon premier séjour dans cette vieille Babylone m’ont privé du plaisir de vous voir aussi souvent que je le désirais. Dites-moi si je puis espérer de vous y trouver établi. Veuillez en attendant m’écrire toujours mais à Turin chez Mr Costa secrétaire d’Etat pour les Affaires internes rue Barre de Fer nº 7. Vos lettres me parviendront de suite où que je me trouve. Ce n’est que depuis hier que [je] reçois de Paris celle à laquelle je réponds de suite.

Retenu en Dauphiné par des affaires de famille, je tâche de mettre à profit ce que j’ai rapporté d’Italie. Je m’occupe surtout de la géographie céleste c’est-à-dire de la position relative des 2 ou 300 régions du ciel auxquelles président les divers dieux égyptiens. J’ai déjà obtenu quelques résultats généraux d’un assez grand intérêt mythologique. Je puis vous dire maintenant que la Demeure : [H] sur laquelle vous m’interrogiez dans votre première lettre, est la principale habitation du Soleil ou du dieu Phrè, dans la partie orientale du ciel [H] : il y a également une [H] dans la partie occidentale du ciel [H] et c’est là que résident les deux dieux à tête de schacal [H] à l’Orient et [H] Anubis à l’Occident. Je pense que ce sont là les deux points du ciel où s’opèrent les solstices : car cette division du ciel en régions est tout aussi astronomique que religieuse.

Je me hâte de terminer tout ce long bavardage de crainte de vous fatiguer un peu trop : mais j’ai si rarement occasion de parler hiéroglyphes avec quelqu’un qui m’entende avec intérêt, qu’il n’est pas étonnant que j’en abuse un peu lorsqu’elle se présente.

Pardonnez-moi donc et disposez de moi en tout et partout. Je serais bien aise d’être rappelé au souvenir de MM. Dodwel (17) et Nibby (18). Soyez persuadé de la sincérité des sentiments d’estime et d’amitié que vous a voués [H] (19), votre tout dévoué J.F. Champollion le j[eune].  

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« Je tiens l’affaire ! »

Le 14 septembre 1822, Champollion, ivre d’enthousiasme, annonce à son frère Jacques-Joseph être parvenu, après quinze années de recherches, au déchiffrement du système hiéroglyphique. Sa certitude est inébranlable et le conduit à présenter dans la foulée à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, le 27 septembre, le texte fondateur de sa découverte : Lettre à M. Dacier relative à l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques employés par les Égyptiens pour inscrire sur leurs monuments les titres, les noms et les surnoms de souverains grecs et romains.

Champollion n’a plus aucun doute : néanmoins ses découvertes exigent d’être mises à l’épreuve.  A cet effet, il se rend au musée de Turin en 1824 qui vient de faire l’acquisition de la collection d’antiquités égyptiennes du consul français Bernardino Drovetti. Lors de ce premier séjour en Italie, après avoir passé plusieurs mois à Turin, Champollion décide de poursuivre sa route et de se rendre à Rome.

Dans une lettre datée du 3 mai 1825, il informe son frère ainé de ses rencontres : « MM. les Ducs de Blacas et de Montmorency m’ont mis en rapport avec tout ce qu’il y a de distingué ici dans l’érudition. J’ai reçu un accueil tout particulier de Monsignor Maï, du Professeur Nibbi, de Monsignor Testa et de l’excellent M. Cancellieri. J’ai vu M. Dodwell le célèbre voyageur en Grèce et le chevalier Gell hiéroglyphiste amateur, aussi aimable qu’instruit. »

C’est donc à Rome, par l’entremise du duc de Blacas d’Aulps, son protecteur, que Champollion fait la connaissance de l’archéologue britannique William Gell (1777.1836). Ce dernier, ami de l’égyptologue anglais Thomas Young, de Walter Scott et de Lord Byron, se passionne pour les hiéroglyphes égyptiens. Ayant sympathisé avec Champollion, Gell lui communique de précieuses inscriptions relevées et copiées à Karnak par ses compatriotes Wilkinson et Cooper qui avaient parcouru l’Égypte à partir de 1821, comme Champollion l’explique à son frère dans une lettre datée du 22 mai 1825 : « Le Chevalier Gell m’a communiqué des grandes inscriptions hiéroglyphiques copiées à Karnak par un Anglais appelé Wilkinson. Elles sont relatives à des offrandes faites aux dieux et datées de diverses années des Rois Sesonchis et Takellothis de la XXIIème dynastie. J’en ai fait des copies malgré les estropiades dont elles abondent. »

Lors de ce premier séjour en Italie, Champollion se rend à Livourne, en juillet 1825, pour estimer la collection Salt, mise en vente chez les banquiers Santoni, collection qui sera acquise un plus tard par la France et exposée au musée du Louvre. (Pour superviser l’envoi de ladite collection Salt, Champollion se rendra une seconde fois en Italie en 1826.)

Le 4 janvier 1826, depuis Grenoble, de retour de son premier séjour italien, Champollion rédige cette longue et enthousiaste lettre à Gell en réponse à celle que ce dernier lui avait adressée. Dans cette missive restée à ce jour inconnue, Gell avait envoyé des relevés et copies d’inscriptions égyptiennes. Les textes hiéroglyphiques ici analysés par Champollion, grâce au concours de Gell, proviennent pour l’essentiel du sud de l’Égypte et du nord du Soudan et contiennent des formules royales et des cartouches de rois d’origine étrangère.

Champollion témoigne par ailleurs de son souhait d’avoir accès au texte du décret de Ptah présenté dans le grand temple d’Abou Simbel : « Il est donc très désirable d’avoir la suite de cette inscription qui peut être d’une haute importance pour l’histoire ; et il serait bon d’engager Mr Wilkinson de s’en procurer une copie entière : je vous prie aussi de lui recommander, s’il en est encore temps ou s’il en la possibilité, de faire prendre une empreinte en papier mouillé d’une énorme inscription hiéroglyphique gravée sur un massif entre deux piliers du grand temple d’Ibsamboul. » Il l’étudiera de ses propres yeux lors de son unique voyage en Égypte en 1828 et 1829.

Enfin, conscient des liens célestes des inscriptions égyptiennes, Champollion réclame à Gell des relevés des plafonds et parois de temples et des tombes contenant des représentations du ciel, des décans, des signes du zodiaque. (« Je m’occupe surtout de la géographie céleste c’est-à-dire de la position relative des 2 ou 300 régions du ciel auxquelles président les divers dieux égyptiens. »)

 

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Bibliographie :

. Champollion, une vie de lumières, Jean Lacouture, Grasset, 1988

. La moisson des Dieux, Jean-Jacques Fiechter, Julliard, 1994

. L’Égypte ancienne au Louvre, Andreux, Rutschowscaya, Ziegler, Hachette, 1997

. Notice descriptive des Monuments égyptiens du Musée Charles X, Champollion.

. Champollion, le savant déchiffré, Alain Faure, Fayard, 2020.

. La collection Salt arrive à Paris. Marie Grillot.

. François Artaud et les frères Champollion, Karine Madrigal.

 

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(1) Suivant les savants de Bonaparte, Champollion appelle « chambre d’Osiris » une petite chapelle dédiée au dieu Osiris située sur le toit du temple de Philae.

(2) Probablement Snem, l’île de Biggeh, située à côté de celle de Philae. La légende osirienne dit que la jambe d’Osiris fut ensevelie sur l’île de Biggeh.

(3) Cartouche « Ounnefer ». Un des noms du dieu Osiris qui signifie « être parfait ». Nom de règne du dieu sur la terre (Osiris est considéré comme l’un des premiers rois égyptiens).

(4) Abou Simbel.

(5) Il s’agit probablement de la stèle portant le décret de Ptah.

(6) Champollion connait cet obélisque notamment grâce aux planches de la Description de l’Égypte.  Dessins de cet obélisque dans les papiers de Nestor L’Hôte, l’un des « argonautes » de l’expédition en Égypte de Champollion. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b525045086/f687.image

(7) Temple de Beit el Ouali dédié à Amon. Temple nubien, au sud du barrage d’Assouan, érigé au début du règne de Ramsès II.

(8) Cartouches de Ramsès II.

(9) Nom de couronnement du roi Ahmosis, premier roi de la 18ème dynastie.

(10) Cartouche nom de naissance du roi Ahmosis.

(11) Cartouche nom de couronnement de Thoutmosis II.

(12) Cartouche de gauche : nom de couronnement du roi Sésostris III de la 12ème dynastie. Cartouche de droite : nom de fils de Rê de Sésostris III

(13) Cartouche de la princesse Bentanat, fille de Ramsès II.

(14) Le temple de Ouadi es-Seboua fut construit entre l’an 35 et l’an 50 du règne de Ramsès II. A côté des représentations du roi est figurée la grande épouse royale Bentanat (Ramsès ayant épousé sa propre fille). Champollion a raison sur la copie du cartouche qui est inexacte.

(15) Temple de Dakka au Soudan.

(16) Ergamène de Diodore de Sicile est le roi nubien Arkamani ou Arkamaniqo, contemporain de Ptolémée II.

(17) Edward Dodwell (1767-1832) : archéologue, voyageur, dessinateur, peintre.

(18) Antonio Nibby (1792-1839) : historien, professeur d’archéologie à l’Université de Rome.

(19) Djet = éternellement

 

 

 

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