Guy de MAUPASSANT (1850.1893)

Lettre autographe signée à sa mère, Laure Le Poittevin.

Quatre pages in-8° illustrées de deux dessins.

Paris. 15 février 1878. Enveloppe autographe.

 

« Le susnommé Flaubert a été bien maladroit pour moi. »

 

Maupassant, désireux de voir son drame La trahison de la comtesse de Rhune représenté à la comédie Française, se voit pris au piège de ses démarches engagées auprès de Sarah Bernhardt et de son maître et ami Gustave Flaubert.

Après quelques exigences d’intendance (illustrées de deux petits dessins à la plume) et une critique acerbe de Caroline Commanville (nièce de Flaubert), Maupassant confirme à sa mère travailler à sa première œuvre romanesque :  Une vie.

 

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« J’ai vu Sarah Bernhardt, ma chère mère, et je l’ai trouvée très aimable, trop même, car elle m’a annoncé, au moment où je partais, qu’elle présenterait mon drame à Perrin [Emile Perrin, administrateur de la Comédie Française] et qu’elle se faisait fort de m’obtenir une lettre de lui. Or j’ai su le lendemain que Flaubert justement avait porté la pièce au susdit Perrin et je crains que Sarah Bernhardt, se cassant ainsi le nez chez son directeur, n’en revienne furieuse après moi. Enfin je tâcherai de la revoir demain pour lui expliquer la chose.

Je ne pouvais espérer qu’elle tenterait elle-même cette démarche. Or, quand elle m’a dit cela, elle n’avait lu que le premier acte de mon drame. L’avait-elle même lu ? Enfin qu’elle le connût ou non, elle a eu l’air d’en être enchantée. Or, tout cela est la bouteille à l’encre et il est impossible de savoir ce qui en sortira. Est-ce un bonheur, est-ce un malheur que la pièce ait été présentée par Flaubert ? Nous verrons bien.

Le susnommé Flaubert a été bien maladroit pour moi. J’aurais pu peut-être être nommé sous-bibliothécaire de l’École des Beaux-Arts, les appointements n’auraient pas été beaucoup plus élevés que ceux que j’ai en ce moment au ministère ; mais la position est moralement bien supérieure, j’étais libre et j’avais chaque année un congé du 1er août au 1er octobre. Malgré mes affirmations, il a cru la chose impossible, a attendu, hésité, et l’herbe nous a été coupée sous le pied. Aussitôt qu’il s’agit de choses pratiques, ce cher Maître ne sait plus comment s’y prendre, il demande platoniquement et jamais effectivement, n’insiste pas assez et ne sait pas surtout saisir le moment. Enfin, il est dupe quoiqu’il n’en convienne pas, et j’espère qu’il sera plus heureux une autre fois.

Je vais mettre au chemin de fer à ton adresse (port payé) mercredi ou jeudi prochain, un paquet de chemises à moi, dont les plastrons sont usés, et des plastrons neufs. On me demande ici un prix fou pour arranger ces chemises qui, neuves, m’ont coûté quatre francs soixante-quinze — je te prie de les faire rafistoler à mes frais par Anastasie ou une autre — on devra faire dans les plastrons neufs joints à l’envoi trois doubles boutonnières. 

Le col devra être élargi de près d’un centimètre et peu dégagé par devant — c’est-à-dire que le nouveau plastron devra monter un peu moins haut que l’ancien, être plus évasé — soit [En marge deux croquis représentant la chemise vieille et la chemise neuve indiquent les modifications demandées].  Quand le travail sera terminé, tu voudras bien me renvoyer ces chemises par le chemin de fer. Je te rembourserai à Pâques.

J’ai reçu avis de M. de Longperrier que je n’avais plus à m’occuper de tes dentelles ; le comité m’avertira par lettre quand il faudra les présenter à son examen. Ainsi sois tranquille sous ce rapport. Mme Brainne, avec qui j’ai longuement causé hier, m’a fait un portrait de Mme Commanville, dont la conclusion m’a beaucoup frappéelle est, dit-elle, incompréhensible — suit les cours de physiologie et de métaphysique, est dévote et républicaine, froide comme du marbre, inaccessible à la plupart des souffrances et des passions, passe des heures en tête-à-tête avec le Père Didon et des heures en tête-à-tête avec ses modèles nus — elle est intolérante, infaillible, d’une raison suprême. C’est ainsi que devait être absolument Mme de Maintenon. Cette comparaison est absolument juste. C’est Mme de Maintenon.

Je travaille ferme à mon roman et j’espère que j’en aurai un bon bout de fait avant l’été ; car tu sais que je n’avance plus beaucoup une fois cette saison arrivée. Enfin, avec beaucoup de retards, je finirai toujours certainement pour le jour de l’an prochain. Et peut-être aurai-je terminé bien avant. Adieu, chère mère bien-aimée, je t’embrasse de tout mon cœur. Ton fils, Guy de Maupassant. Compliments aux bonnes ; si j’avais quelque chose de nouveau, je t’écrirais immédiatement. »

 

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Le drame.

La pièce dramatique La trahison de la comtesse de Rhune fut composée par Maupassant dès la fin de l’année 1876. Soumise à Flaubert pour avis et corrections en février 1877, la pièce (fondée sur la guerre de succession de la Bretagne et sur les amours joueuses de la comtesse de Rhune) fut achevée à l’aube de 1878.

Refusée par la Comédie Française, la pièce ne rencontra jamais le public et ne sera publiée qu’en 1927 par Pierre Borel et Léon Fontaine dans l’ouvrage Le Destin tragique de Guy de Maupassant, aux Éditions de France.

Le premier roman.

Le 10 décembre 1877, Maupassant écrivait à Flaubert : « … j’aurai achevé de refaire mon drame (tout à fait remanié), — vers le 15 janvier. Enfin, je vous le soumettrai peu de temps après votre retour. J’ai fait aussi le plan d’un roman que je commencerai aussitôt mon drame terminé. »

Il s’agit ici de la toute première évocation d’Une vie. Encouragé par son maître, il confiait dès lors à sa mère, dans une lettre du 21 janvier 1878 : « Flaubert […] s’est montré fort enthousiaste du projet de roman que je lui ai lu. Il m’a dit : « Ah ! oui, cela est excellent, voilà un vrai roman, une vraie idée. » Avant de m’y mettre définitivement, je vais encore travailler mon plan pendant un mois ou six semaines. 

Probablement influencé par la verve romanesque de ses amis naturalistes, Maupassant se devait d’entrer complètement en littérature par la publication de son premier roman. Il ne prévoyait cependant pas que son œuvre ne paraitrait que cinq années plus tard.

Considéré comme l’un de ses chefs-d’œuvre, Une vie parut initialement en feuilleton dans les pages du Gil Blas puis en volume chez Victor Havard, en 1883.

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. Guy de Maupassant. Correspondance, tome I, pp.151.153. Jacques Suffel, Le Cercle du bibliophile, Évreux, 1973.

. Guy de Maupassant. Marlo Johnston. Éditions Fayard.

 

 

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