SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER (1876-1947)

Manuscrit autographe signé – La Mort de Zola.

Sept pages in-4°. Ratures, corrections et ajouts. Slnd. [1927]

 

« Dans un coin, quelqu’un que je sus bientôt être le Capitaine Dreyfus racontait qu’on avait tout fait pour ranimer l’écrivain mais les soins y avaient échoué. »

Passionnant témoignage, recueilli par l’un de ses fidèles disciples, sur les circonstances de la mort d’Émile Zola.

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La Mort de Zola.

Dans l’après-midi du 29 septembre (il y a 25 ans de cela,) je descendais à pied des Batignolles quand, dans le haut de la rue d’Amsterdam, la manchette d’un journal du soir, aperçu à une devanture, à la fois attira mes regards et me frappa de stupeur. En caractères particulièrement gros, cette feuille annonçait la nouvelle atroce : la mort de Zola, asphyxié, par accident.

Le domicile du romancier était à deux pas de là. C’était 21 bis rue de Bruxelles (l’hôtel qu’il habitait existe encore.) La maison m’était familière, puisque depuis déjà six ans, je ne comptais plus les visites que j’y avais faites au Maître. Encore enfant, en quête non pas d’un guide mais surtout d’un Patron, qui me fut doux aux heures cruelles de mon ingrate carrière, je m’y étais présenté, un matin, sans autre recommandation qu’un livre issu de ma plume, en tête duquel j’avais inscrit l’illustre nom de Zola, dans un moment où la jeunesse semblait moins portée à le louer qu’à l’outrager. On était au temps de la gloire du symbolisme et Zola, puisqu’il fut le plus lu des auteurs, avait perdu de son prestige aux yeux d’une certaine élite (il en était exécré, a écrit Mauclair, et c’est la vérité même.)

J’allais donc souvent chez Zola, dont la bonté pour moi a été grande. Ses ouvrages ne m’étaient pas tous également chers, mais, à travers eux, j’entendais cette voix des hommes que mon rêve a été plus tard de traduire à ma façon. Ses doctrines, d’autre part, n’excitaient pas en moi qu’une adhésion enthousiaste mais si je les eusse désirées moins incomplètes, si j’eusse voulu que le mystère en débordât davantage de sagesse, du moins ne m’entrainaient-elles pas hors de mes vies, qui étaient celles de la vie. Zola, par surcroit était d’esprit large. Il voulait bien me laisser libre et se tenait pour satisfait de l’affection qu’il sentait bien que m’inspirait sa personne.  J’étais donc, moi petit, des soirées qu’il donnait, où l’on côtoyait des amis choisis, les Mirbeau, les Alfred Bruneau, les Charpentier, les Fasquelle et quelques autres personnages, tous triés sur le volet.

M’étant procuré le maudit journal, cause (on peut se l’imaginer) d’une émotion que je renonce à dire, je me portais rue de Bruxelles où les visiteurs commençaient de se presser. Je trouvai là, l’éditeur Charpentier et Madame Georges Charpentier qui, si ma mémoire est exacte, avaient été avertis les premiers, dès le matin et par un domestique. C’étaient, parmi les amis de Zola, certainement les plus anciens. Ces pauvres gens me parurent bouleversés. Bien qu’ils fussent là depuis des heures déjà, leur consternation, leur douleur ne souffraient pas d’apaisement sans s’expliquer sur la nature de l’accident, ils répétaient la voix pleine de sanglots : « Croyez-vous ! Une chose si absurde, si bête ! … » Je compris que le drame eut pu être évité, que si personne n’en était responsable, il avait pourtant un motif déterminant dans la négligence la plus insensée, et qu’enfin rien n’aurait eu lieu sans le concours des plus méchants hasards.

Dans un coin, quelqu’un que je sus bientôt être le Capitaine Dreyfus racontait qu’on avait tout fait pour ranimer l’écrivain mais les soins y avaient échoué et, maintenant, étendu sur un lit de parade, il y dormait du sommeil de la mort, dans le bruit des gémissements. Je montai au premier étage et je le vis. Son visage exprimait le sérieux du repos. Rien n’y parlait des souffrances de la nuit.

Il y a des moments singuliers dans la vie : un homme qui s’est montré puissamment combatif, toujours disposé à entrer en lutte avec les traitrises de la destinée, habile à en prévoir les pièges, et prompt à les surmonter cesse tout à coup de se garder et se laisse prendre. C’était le cas de Zola. Il faudrait raconter en détail l’accident. En elles-mêmes, le péripéties en sont vulgaires et jamais on ne pourrait croire que, sous l’apparence d’un mouvement insignifiant, c’est la mort qui chemine en silence. Pourtant, voilà la vérité. Que l’on en juge par les faits !

Longtemps avant son retour à Paris, Zola en avait arrêté la date, fixée au 28 septembre. Première décision qui déjà déclenche le drame ! L’automne, en effet, était admirable ; les beaux jours invitaient à s’attarder aux champs ; c’était le désir de Madame Zola qui supplia son mari d’y rester. S’il eut cédé à cette prière, la mort pour cette fois était écartée. Mais, soit scrupule à changer un projet dont leurs amis se trouvaient avisés et à leur apporter une déconvenue, soit pour une toute autre raison restée obscure, il n’en voulut pas démordre. Et le 28, on rentra à Paris. Ici commence la série des malchances – de ces petites malchances dont j’ai parlé, dont chacune en elle-même apparait dérisoire, mais qui en s’associant, formeront le filet où seront prises les victimes.

Le 28, en effet, le temps tourne à la pluie. Zola, provençalal dorigine, était frileux. Rue de Bruxelles, il réclame du feu. On avait, au cours de l’été, réparé la cheminée de la chambre : on aurait dû la vérifier ; on y aurait vu les gravats dont elle était obstruée. Mais cette circonstance était oubliée. Personne n’y songe et l’on allume le feu. On ne s’aperçut pas qu’il prenait mal, ou l’on n’y réfléchit pas. Chacun d’ailleurs se sentait éreinté. Le dîner fut vite expédié et l’on alla se coucher.

Une habitude – assez déraisonnable – du romancier ou de Madame Zola (mais vraisemblablement de Zola même), exigeait qu’avant de se mettre au lit, on tirât le verrou dans la chambre. On ne comprendrait pas une précaution semblable, évidemment, parfaitement illogique si l’on avait affaire, avec Zola, à un individu ultra-sensible, chez qui l’angoisse est à l’état chronique. Toute sa vie ses nerfs l’auront tourmenté. Les manifestations de ce tempérament sont, chez lui, nombreuses et extraordinaires. En l’occurrence, elles travaillaient contre lui. Elles ne se révèlent plus que sous forme d’une manie et cette manie est fatale. C’est ce dont on se rendra compte quand on verra Zola et sa femme enfermés tandis que les gaz achèvent leur besogne, dans le silence de la chambre.

Pendant la nuit, Zola a eu malaise ; la tête lui fait mal, il est agité. Sa femme qu’il a, malgré lui, éveillée, lui demande aussitôt ce qu’il a. Elle lui propose d’appeler le valet de chambre, et de faire faire de la tisane. Naturellement aucun soupçon de ce qui est arrivé ! Elle pense seulement que son mari est fatigué ou que sa digestion est paresseuse. Elle n’insiste donc pas quand il dit qu’il n’a rien et qu’on ne dérange personne. Zola a très grande compassion des gens. Il a toujours été très bon pour tous, ses domestiques le savent bien qui, le lendemain, devant la catastrophe, se montrèrent éperdus. On les laisse donc à leur repos et cette charité achève de tout perdre.  

Madame Zola, maintenant s’est rendormie ; c’est pour se réveiller, assez souffrante, probablement vers deux heures du matin ; elle a de l’écœurement, de la nausée. Comme tout à l’heure, elle met sur le compte du voyage, du transbordement dont ils sont fourbus, cette mauvaise disposition. Cependant, elle se sent comme fiévreuse, va au cabinet de toilette qui est attenant à sa chambre, ouvre une fenêtre et respire. Ces quelques minutes seront son salut. Les poumons lavés, nettoyés, elle peut de nouveau regagner son lit. Elle a fait une provision d’air inestimable. Elle vit cependant son mari qui dort. Il a l’air à présent très tranquille. Elle éteint, se rencogne sous ses draps.

Et dès lors, c’est l’immense inconscience des cauchemars, le royaume sans fin des songes. Longtemps après l’effrayante aventure, quand elle pourra en évoquer certains souvenirs, Madame Zola dira qu’à un moment donné elle a eu l’impression, comme dans un demi-rêve, que son mari s’étant levé, tombait. Mais ce sont là des sensations obscures, dont elle s’est mal rendu compte. Elle-même était déjà comme dans l’anesthésie, l’esprit, les sens en torpeur. Impossibilité pour elle d’ouvrir la bouche, de bouger.

La suite de l’événement, on la connaît. La vie chez Zola, tous les jours, était pareille. Vers 8h du matin on se levait ; les domestiques étaient formés à cette rigide discipline. Cette fois-là, l’heure passa contre toute prévision sans que de la chambre des maîtres il sortit le moindre bruit. Un autre jour, peut-être, y aurait-on frappé, bien moins encore par inquiétude que pour rappeler Zola à son travail, car il s’y montrait assidu et n’aimait pas à gâcher ses journées. Mais on pense qu’il lui faut réparer ses fatigues de la veille et cette sollicitude s’ajoute aux mille erreurs d’un instinct qui décidément est chez tout le monde perdu ou atrophié. Et lorsqu’enfin on se risque à ouvrir, Madame Zola respire encore, mais elle est veuve.  Son mari, on le trouve gisant au pied du lit, les sombres poisons ont agi et il n’est plus qu’un cadavre. Ainsi s’étaient succédés, en peu d’heures, des épisodes de l’affreux fait divers qui, en dépit de sa forme commune, rejoint, à le bien regarder, toutes les plus hautes tragédies de la mort.

L’une des premières fois que j’ai vu Zola, c’était dans l’automne 1896, alors qu’avec des amis de mon âge, je venais, par opposition au symbolisme, de fonder le Naturisme. Zola était à l’apogée de sa fortune. Cet homme qui, depuis 35 ans, n’avait cessé de tout remuer du monde des lettres, ce bourgeois né sous Louis-Philippe qui avait porté dans la vie l’esprit de guerre d’un apôtre, cet écrivain que l’on voyait en constante posture de protestation contre les idées et les mœurs de son époque, je dois dire qu’il nousaccueillait avec beaucoup de bonté, l’air, dans le privé, parfaitement paisible et d’une irréprochable politesse. J’ai rapporté qu’à ses jeudis, il réunissait quelques-uns des familiers du logis. On n’y rencontrait que peu d’hommes de lettres. Zola vivait dans son travail, ne sortait que pour faire une promenade quotidienne qui le conduisait chez ceux qu’il aimait et se reposait du labeur du jour par les plaisirs du foyer. Je me rappelle qu’au cours de ma première visite il me posa quelques questions touchant cette jeunesse inconnue dont je lui avais annoncé la bonne nouvelle. « Vous avez des amis, me dit-il tout à coup ; ils ont vingt ans et vont comme moi à la bataille. C’est très bien. Mais ne vous illusionnez pas sur leur constance à nous suivre. Au moindre succès, vous vous séparerez. L’homme qui fait une œuvre est tout seul ; il n’a jamais de compagnon sur le terrain du labeur. » Tel était le ton habituel de ses propos. Une sorte de désenchantement, un pessimisme courageux faisaient le fond de son cœur. Sa solitude spirituelle était grande. Il avait bâti, dans l’orage, son monument. Il avait subi la tempête et marchait dans le désert.

De quelque valeur que l’on juge son œuvre (et pour ma part elle m’apparaît immense) on ne peut nier l’énorme place qu’elle a tenue dans les Lettres et si les jeunes générations préfèrent aujourd’hui Stendhal ou Balzac ou même encore Barrès ou Fromentin, c’est que Zola a, en un certain sens, trop borné sur horizon et qu’il a paru ignorer les choses de l’âme. Mais, d’autre part, il a été un constructeur d’épopées, il a écrit la tragédie des plèbes, il a comme personne chanté la nature, ce sont là des titres de gloire, qu’on ne saurait ni diminuer, ni lui enlever. Saint Georges de Bouhélier »

 

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Fondateur du Naturisme, mouvement qui ambitionnait de réconcilier la beauté de l’Art et celle de la Nature, la réalité de la vie et les vertus civiques, Saint-Georges de Bouhélier, recommandé par Zola, soutint à son tour l’écrivain dans son combat pour la révision du procès Dreyfus.

Le manuscrit ici présenté, récit détaillé des circonstances malheureuses de la mort de Zola, constitue une source d’informations précieuses. On y découvre notamment le profond chagrin de son éditeur et la présence le lendemain du drame du capitaine Dreyfus.

Si ce texte se lit aussi comme un hommage d’un élève pour son maître, quelques éléments plus détachés, en introduction et conclusion notamment, tentent d’apporter un éclairage nouveau et objectif sur la réception critique de l’œuvre de Zola au moment de sa mort.

Si la thèse d’une mort accidentelle par asphyxie fut immédiatement adoptée et reconnue, plusieurs témoignages tardifs rendent aujourd’hui vraisemblable celle de l’assassinat : la cheminée dont émanèrent les gaz mortels auraient été volontairement obstruée.

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