Jean JAURES (1859.1914)
Manuscrit autographe signé – Confiance.
Neuf pages in-folio (310 x 200 mm) sur papier à bords effrangés.
Annotations typographiques au crayon gras.
[Paris. 6 octobre 1902]
« Le peuple de Paris a fait à Zola les vastes funérailles qui convenaient à son génie. »
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Manuscrit autographe de premier jet de l’article rédigé par Jean Jaurès en hommage à Émile Zola, au lendemain des funérailles de l’écrivain.
Mort asphyxié dans son sommeil, dans des circonstances qui n’ont toujours pas été établies avec certitude, Émile Zola a été enterré le 5 octobre 1902. L’article parut le 7 octobre 1902 dans La Petite République, le quotidien dont Jean Jaurès était un des animateurs. Il fut le principal organe des socialistes avant la création de L’Humanité. (Le corps de l’écrivain sera transféré au Panthéon le 4 juin 1908.)
Figure centrale de l’affaire Dreyfus grâce à son tonitruant J’accuse qui révéla au plus grand nombre la machination, Émile Zola fut traîné en justice et condamné. Alors au sommet de sa gloire littéraire grâce au succès de sa saga des Rougon Macquart quand il prit la tête des dreyfusards, Zola est mort avant que le capitaine Dreyfus ait été réhabilité. Afin d’éviter des débordements, Mme Zola et le préfet de police lui suggérèrent de ne pas assister aux obsèques de l’écrivain : “Anatole France fit savoir qu’il ne parlerait pas sur la tombe de Zola si Dreyfus était absent” (Jean-Denis Bredin). Il y assista donc.
C’est à cette cérémonie qu’assista également Jean Jaurès, le leader socialiste fraîchement élu à la députation (mai 1902) et toujours journaliste pour La Petite République. S’il ne fut pas convaincu dès le début de l’Affaire par l’innocence du capitaine Dreyfus, il n’en devint pas moins un autre des rouages essentiels du combat dreyfusard, ayant peu à peu entraîné les socialistes, ayant vaincu l’antisémitisme d’une partie de la gauche, avant d’être l’artisan de la révision de 1906.
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Le peuple de Paris a fait à Zola les vastes funérailles qui convenaient à son génie. Il n’était point un de ces aristocrates de la pensée qui n’écrivent et ne luttent que pour une élite prétendue. C’est toute l’humanité qu’il voulait appeler à la joie, comme il la faisait entrer toute en son œuvre. Il ne lui suffisait point, en ces dernières années, d’avoir ouvert à la vérité des milliers et des milliers de consciences. C’était une souffrance pour lui de penser qu’il restait encore dans le peuple des couches obscures où la lumière n’avait pas pénétré. Que cette ombre de tristesse se dissipe. Hier, c’était la multitude humaine qui, par son empressement aux funérailles, attestait qu’elle avait compris.
Quel dramatique spectacle, et comme il donne raison à ceux qui, dans les jours sombres, ne veulent pas désespérer. L’homme qui était hier C’est au nom de tout un peuple hier. C’est au nom de tout un peuple que les représentants de la République, de l’art, de la pensée libre ont glorifié l’homme que naguère encore les puissants persécutaient et que méconnaissaient les humbles.
Dans la foule amie qui se pressait derrière le cercueil, il y avait celui que Zola a sauvé arraché aux faussaires et aux bourreaux ; et lorsque Anatole France, en un langage admirable, glorifiait les efforts de l’écrivain pour sauver l’innocent, Alfred Dreyfus écoutait ; il revivait sa vie souffrante et stoïque dont le drame individuel se confond désormais avec une des plus hautes tragédies de la conscience humaine.
Anatole France a La généreuse colère du grand combattant entré dans la mort le repos a vibré encore hier dans les paroles d’Anatole France ! La sérénité. La sérénité de la mort. C’est le privilège des nobles causes qu’elles peuvent s’affirmer près d’un cercueil sans troubler la sérénité offenser la gravité de la mort. Quand l’homme a lutté pour des intérêts misérables, on ne saurait sans une sorte de profa, on ne saurait, sans une sorte de profanation, prolonger jusque dans la mort l’écho de ces luttes sordides. Mais quand il a combattu pour l’humanité, pour la justice, pour la vérité et pour le droit, et quand des criminels osent encore s’obstiner dans leur mensonge et dans leur crime, la vérité a le droit de garder, même dans la mort, son accent irrité et fier.
Ce n’est pas notre faute si C’est l’impartiale et implacable histoire qui a parlé hier. Ce n’est pas notre faute si, pour percer enfin l’épaisseur du crime de la sottise et du mensonge, la lumière est obligée d’aiguiser ses rayons comme des.
Anatole France s’est souvenu du beau mythe symbole antique : et pour percer enfin l’épaisseur du crime de la sottise et du mensonge, la lumière du vrai a aiguisé ses rayons comme des flèches. Ainsi s’est continuée dans la sérénité de la mort et de la gloire la magnifique ardeur du combat pour la justice. Jean Jaurès.